mardi 8 octobre 2024

Formalisme excessif du juge

 Note, S. Amrani-Mekki, Procédures 2024-12, p. 23

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 2

FD



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 3 octobre 2024




Cassation


Mme MARTINEL, président



Arrêt n° 869 F-B

Pourvoi n° P 22-16.223




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 3 OCTOBRE 2024

1°/ la société Eiffage génie civil, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 1],

2°/ au GEIE Tunel Del Perthus, dont le siège est [Adresse 2] (Espagne),

ont formé le pourvoi n° 22-16.223 contre l'arrêt rendu le 24 février 2022 par la cour d'appel de Montpellier (3e chambre civile), dans le litige les opposant :

1°/ à M. [Y] [O],

2°/ à Mme [G] [K] [F], épouse [C],

tous deux domiciliés [Adresse 3],

défendeurs à la cassation.

Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, un moyen unique de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Bohnert, conseiller référendaire, les observations de la SARL Cabinet Munier-Apaire, avocat de la société Eiffage génie civil et du GEIE Tunel Del Perthus, de la SCP Boutet et Hourdeaux, avocat de M. [O] et de Mme [F], épouse [C], et l'avis de M. Adida-Canac, avocat général, après débats en l'audience publique du 9 juillet 2024 où étaient présentes Mme Martinel, président, Mme Bohnert, conseiller référendaire rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller doyen, et Mme Cathala, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 24 février 2022), par jugement du 30 août 2016, un tribunal de grande instance a condamné le GEIE Tunel Del Perthus, en qualité de maître d'ouvrage, et la société Eiffage génie civil, en qualité de maître d'oeuvre, à indemniser M. [O] et Mme [F], épouse [C] des préjudices subis du fait du tarissement d'une source située sur leur terrain survenu à la suite de travaux de percement d'un tunnel.

2. Le GEIE Tunel Del Perthus et la société Eiffage génie civil ont relevé appel de ce jugement par déclaration du 27 décembre 2016.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

3. Le GEIE Tunel Del Perthus et la société Eiffage génie civil font grief à l'arrêt de confirmer le jugement de première instance du tribunal de grande instance de Perpignan du 30 août 2016 en toutes ses dispositions, alors « que le juge ne peut refuser de statuer sur les prétentions dont il est saisi et il ne peut se soustraire à son office en imposant, d'office six ans après sa saisine et au cours de son délibéré, sans débat préalable des parties, un formalisme excessif et artificiel qui a abouti à priver les parties d'un droit au recours ; qu'en l'espèce, la cour d'appel ne pouvait décider d'office au cours de son délibéré ¿ en contradiction avec les conclusions des appelants et au seul visa d'une erreur matérielle- de confirmer le jugement du tribunal de grande instance de Perpignan rendu presque six ans auparavant, au motif qu'elle n'était saisie « d'absolument aucune demande » au seul prétexte que « par leurs conclusions remises au greffe le 2 juin 2017 la SASU Eiffage génie civil (anciennement Eiffage TP) et le Groupement européen d'intérêt économique Tunel del Perthus adressent leurs demandes au tribunal de grande instance de Perpignan "Il est demandé au tribunal de grande instance de Perpignan de..." », quand cette mention erronée, qui n'est imposée par aucun texte, n'avait fait l'objet d'aucune observation de la part des intimés et aurait dû être rectifiée par le juge lui-même, car en statuant, la cour d'appel a fait preuve d'un formalisme excessif et légalement infondé à l'encontre des conclusions des appelants et elle a, de ce fait, privé les parties de leur droit d'accès au juge et d'un procès équitable en violation de l'article 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et des articles 954 et 961 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 954 et 961 du code de procédure civile et 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

4. Selon le premier de ces textes, les conclusions d'appel contiennent, en en-tête, les indications prévues au second, notamment s'il s'agit d'une personne morale, sa forme, sa dénomination, son siège social et l'organe qui la représente légalement. Elles doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation.

5. Selon la Cour européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le droit d'accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A n° 333-B). Toutefois, le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle par nature une réglementation par l'État, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation (Baka c. Hongrie [GC], n° 20261/12, § 120, 23 juin 2016, et Ali Riza c. Suisse, n° 74989/11, § 73, 13 juillet 2021). Cette réglementation par l'État peut varier dans le temps et dans l'espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A n° 93, et Stanev c. Bulgarie [GC], n° 36760/06, § 230, CEDH 2012). Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l'article 6, § 1, que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac c. Croatie [GC], n° 40160/12, § 78, 5 avril 2018).

6. Les critères relatifs à l'examen des restrictions d'accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l'affaire Zubac (précitée, §§ 80-99). Afin d'apprécier la proportionnalité de la restriction en cause, la Cour prend en considération les facteurs suivants : i) sa prévisibilité aux yeux du justiciable (Henrioud c. France, n° 21444/11, §§ 60-66, 5 novembre 2015, Zubac, précité, §§ 85 et 87-89, et C.N. c. Luxembourg, n° 59649/18, §§ 44-50, 12 octobre 2021), ii) le point de savoir si le requérant a dû supporter une charge excessive en raison des erreurs éventuellement commises en cours de procédure (Zubac, précité, §§ 90-95 et jurisprudence citée) et iii) celui de savoir si cette restriction est empreinte d'un formalisme excessif (CEDH 2002-IX, Henrioud, précité, § 67, et Zubac, précité, §§ 96-99). En effet, en appliquant les règles de procédure, les tribunaux doivent éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l'équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, n° 35787/03, § 29, 26 juillet 2007).

7. Pour confirmer le jugement en toutes ses dispositions, l'arrêt retient que par leurs conclusions remises au greffe le 2 juin 2017, le GEIE Tunel Del Perthus et la société Eiffage génie civil adressent leurs demandes au tribunal de grande instance de Perpignan et ne saisissent donc la cour d'appel d'aucune demande et que cette absence de demande adressée par les appelants à la juridiction d'appel équivaut à une demande de confirmation du jugement frappé d'appel.

8. En statuant ainsi, sur le moyen relevé d'office tiré de la désignation dans l'en-tête du dispositif des conclusions des appelants du tribunal de grande instance de Perpignan, alors que ces conclusions, régulièrement transmises à la cour d'appel par le RPVA, contenaient une demande de réformation du jugement, selon les exigences requises, la cour d'appel, qui en était saisie malgré la référence erronée au tribunal de grande instance relevant d'une simple erreur matérielle affectant uniquement l'en-tête des conclusions et portant sur une mention non exigée par la loi, a fait preuve d'un formalisme excessif et a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 24 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Montpellier ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nîmes.

Condamne M. [O] et Mme [F], épouse [C] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, prononcé et signé par le président en l'audience publique du trois octobre deux mille vingt-quatre et signé par Mme Thomas, greffier de chambre qui a assisté au prononcé de l'arrêt. ECLI:FR:CCASS:2024:C200869

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