vendredi 8 octobre 2021

Plaideur n'ayant pu raisonnablement anticiper une modification de la jurisprudence et procès équitable

 Note D. 2021, p. 1786.

Note B. Ménard, D. 2021, p. 1854.

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 1

NL4



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 19 mai 2021




Cassation partielle


Mme BATUT, président



Arrêt n° 354 FS-P

Pourvoi n° X 20-12.520






R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 19 MAI 2021

La société Veronneau, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° X 20-12.520 contre l'arrêt rendu le 5 novembre 2019 par la cour d'appel de Poitiers (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :

1°/ à M. [H] [T],

2°/ à Mme [K] [T],

domiciliés toux deux [Adresse 2],

défendeurs à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Robin-Raschel, conseiller référendaire, les observations de la SCP Marlange et de La Burgade, avocat de la société Veronneau, de la SCP Boullez, avocat de M. et Mme [T], et l'avis de Mme Mallet-Bricout, avocat général, après débats en l'audience publique du 23 mars 2021 où étaient présents Mme Batut, président, Mme Robin-Raschel, conseiller référendaire rapporteur, Mmes Duval-Arnould, conseiller doyen, M. Girardet, Mme Teiller, MM. Avel, Mornet, Chevalier, Mmes Kerner-Menay, Darret-Courgeon, conseillers, M. Vitse, Mmes Dazzan, Le Gall, Kloda, M. Serrier, Mme Champ, conseillers référendaires, Mme Mallet-Bricout, avocat général, et Mme Randouin, greffier de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Poitiers, 5 novembre 2019), ayant entrepris la construction d'une maison d'habitation, M. et Mme [T] ont confié à la société Veronneau des travaux de gros oeuvre. Un procès-verbal de réception des travaux avec réserves a été établi le 1er août 2013.

2. Invoquant le défaut de paiement d'une facture émise le 31 décembre 2013, la société Veronneau a, le 24 décembre 2015, assigné en paiement M. et Mme [T]. Ces derniers ont opposé la prescription de l'action.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

3. La société Veronneau fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable comme prescrite son action en paiement du solde des travaux, alors « que le point de départ du délai de prescription biennale de l'action en paiement d'une facture de travaux se situe au jour de son établissement ; que, pour déclarer la société Veronneau prescrite en son action en paiement de la facture correspondant au solde des travaux réalisés, la cour d'appel fixe au 1er septembre 2013 le point de départ de la prescription de cette action ; qu'en statuant ainsi, quand elle constatait que cette facture était datée du 31 décembre 2013, de sorte que l'action de la société Veronneau n'était pas prescrite lorsqu'elle avait assigné, le 24 décembre 2015, M. et Mme [T] en paiement du solde de cette facture, la cour d'appel a violé l'article L. 137-2, devenu L. 218-2, du code de la consommation. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 137-2, devenu L. 218-2 du code de la consommation, et 2224 du code civil :

4. Aux termes du premier de ces textes, l'action des professionnels, pour les biens ou les services qu'ils fournissent aux consommateurs, se prescrit par deux ans. Selon le second, le délai de prescription court à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

5. S'il a été jugé que le point de départ du délai biennal de prescription se situait, conformément à l'article 2224 du code civil, au jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer l'action concernée (1re Civ., 16 avril 2015, pourvoi n° 13-24.024, Bull. 2015, I, n° 100 ; 1re Civ., 11 mai 2017, pourvoi n° 16-13.278, Bull. 2017, I, n° 111), il a été spécifiquement retenu, comme point de départ, dans le cas d'une action en paiement de travaux formée contre un consommateur, le jour de l'établissement de la facture (1re Civ., 3 juin 2015, pourvoi n° 14-10.908, Bull. 2015, I, n° 136 ; 1re Civ., 9 juin 2017, pourvoi n° 16-12.457, Bull. 2017, I, n° 136).

6. Cependant, la Cour de cassation retient désormais que l'action en paiement de factures formée contre un professionnel, soumise à la prescription quinquennale de l'article L. 110-4 du code de commerce, se prescrit à compter de la connaissance par le créancier des faits lui permettant d'agir, pouvant être fixée à la date de l'achèvement des prestations (Com., 26 février 2020, pourvoi n° 18-25.036, publié).

7. Au regard des dispositions de l'article 2224 du code civil dont l'application a été admise pour déterminer le point de départ du délai de l'article L. 137-2, devenu L. 218-2 du code de la consommation, et afin d'harmoniser le point de départ des délais de prescription des actions en paiement de travaux et services, il y a donc lieu de prendre en compte la date de la connaissance des faits qui permet au professionnel d'exercer son action, laquelle peut être caractérisée par l'achèvement des travaux ou l'exécution des prestations.

8. Pour déclarer irrecevable, comme prescrite, l'action en paiement formée par la société Veronneau, l'arrêt retient que la facture datée du 31 décembre 2013 a été établie près de sept mois après l'exécution de la prestation en méconnaissance des délais d'établissement impartis par les articles L. 441-3 du code de commerce et 289 du code général des impôts, que sa date n'est pas certaine et que le délai de prescription a commencé à courir le 1er septembre 2013, date à laquelle la facture aurait au plus tard dû être émise.

9. Au vu de la jurisprudence, énoncée au point 5, relative à la fixation du point de départ du délai de prescription de l'action en paiement de travaux formée contre un consommateur à la date d'établissement de la facture, la prescription de l'action de la société Veronneau serait susceptible d'être écartée, tandis que la modification de ce point de départ, conformément au point 7, pourrait conduire à admettre la prescription au regard des constatations de la cour d'appel relatives à la date d'exécution de la prestation.

10. Cependant, si la jurisprudence nouvelle s'applique de plein droit à tout ce qui été fait sur la base et sur la foi de la jurisprudence ancienne, il en va différemment si la mise en oeuvre de ce principe affecte irrémédiablement la situation des parties ayant agi de bonne foi en se conformant à l'état du droit applicable à la date de leur action.

11. L'application de la jurisprudence nouvelle à la présente instance aboutirait à priver la société Veronneau, qui n'a pu raisonnablement anticiper une modification de la jurisprudence, d'un procès équitable au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en lui interdisant l'accès au juge, de sorte qu'il est justifié de faire exception au principe de cette application immédiate, en prenant en compte la date d'établissement de la facture comme constituant le point de départ de la prescription au jour de l'assignation de M. et Mme [T].

12. En statuant comme il a été dit, la cour d'appel, qui a fait abstraction de la date d'établissement de la facture qu'il lui incombait, le cas échéant, de déterminer, a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare la société Veronneau prescrite en son action en paiement du solde des travaux, l'arrêt rendu le 5 novembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Poitiers ;

Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Limoges ;

Condamne M. et Mme [T] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

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