mardi 19 décembre 2023

Responsabilité décennale : réparation de l'ensemble des conséquences dommageables des désordres à l'ouvrage, quelle qu'en soit la nature, matérielle ou immatérielle

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 3

MF



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 7 décembre 2023




Rejet


Mme TEILLER, président



Arrêt n° 795 F-D

Pourvoi n° D 22-20.699




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 7 DÉCEMBRE 2023

La société Madic, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3], [Localité 2], a formé le pourvoi n° D 22-20.699 contre l'arrêt rendu le 16 juin 2022 par la cour d'appel de Rennes (4e chambre), dans le litige l'opposant à la société Perlandis, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4], [Localité 1], défenderesse à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Boyer, conseiller, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société Madic, de la SCP Duhamel, avocat de la société Perlandis, après débats en l'audience publique du 24 octobre 2023 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Boyer, conseiller rapporteur, M. Delbano, conseiller doyen, et Mme Letourneur, greffier de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 16 juin 2022), la société Perlandis a confié à la société Madic la réalisation d'une nouvelle station-service dans l'hypermarché qu'elle exploite, la réception des travaux ayant été prononcée, sans réserve, le 23 octobre 2013.

2. A la suite de plaintes d'automobilistes, des analyses ont révélé une concentration d'eau anormalement élevée dans le carburant dont la distribution a été mise à l'arrêt le 10 juin 2014.

3. Le 13 juin suivant, la société Madic est intervenue pour remplacer un joint de bride fuyard mais, après remplissage des cuves, la teneur en eau du carburant était toujours anormale.

4. L'installation a été remise en service, après expertise, le 27 avril 2018.

5. La société Perlandis a assigné la société Madic en réparation de ses divers préjudices, notamment de perte d'exploitation, sur le fondement de l'article 1792 du code civil.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

6. La société Madic fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société Perlandis une certaine somme à titre de dommages-intérêts, alors :

« 1°/ qu'il est interdit au juge de dénaturer les écritures de parties ; qu'en l'espèce, pour juger que la société Madic n'avait pas rempli son obligation de livrer un ouvrage parfaitement étanche, la cour d'appel a retenu qu'elle n'avait fourni « aucun élément technique de nature à contredire la conclusion de l'expert mettant en cause le défaut d'étanchéité de la tétine de dépotage et de l'évent » ; qu'en statuant ainsi, quand la société Madic avait longuement exposé, schémas et planche photographique à l'appui, les règles techniques et réglementaires régissant la construction et le fonctionnement des installations de stockage de carburant, et quand cette même société avait rappelé l'existence plusieurs tests démontrant la parfaite étanchéité de l'installation, la cour d'appel, qui a dénaturé les conclusions de la société Madic, a violé le principe susvisé ;

2°/ qu'il est interdit au juge de dénaturer les documents de la cause ; qu'en l'espèce, pour juger que la société Madic n'avait pas rempli son obligation de livrer un ouvrage parfaitement étanche, la cour d'appel a retenu qu'elle n'avait fourni « aucun élément technique de nature à contredire la conclusion de l'expert mettant en cause le défaut d'étanchéité de la tétine de dépotage et de l'évent » ; qu'en statuant ainsi, quand la société Madic avait produit à l'appui de son argumentation une planche photographique et un dire à expert afin d'expliquer le fonctionnement de l'installation et notamment de démontrer qu'un évent n'avait pas à être étanche, et quand elle avait produit un contrôle acoustique du 18 juin 2014, démontrant l'étanchéité de l'installation après réparation du joint de bride défectueux, la cour d'appel, qui a dénaturé le bordereau de communication de pièces produit par la société Madic, a violé le principe susvisé ;

3°/ que si tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination, cette responsabilité n'a toutefois pas lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d'une cause étrangère, et notamment d'une faute du maître de l'ouvrage ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a jugé que la société Madic avait failli à son obligation de fournir à la société Perlandis une installation apte à délivrer à ses clients de l'essence non polluée par de l'eau en raison d'une remise en état incomplète de l'installation après la réparation du joint de bride, consistant en l'absence de vidage complet de la cuve de stockage du carburant ; qu'en statuant ainsi, quand il ressortait de ses constatations que le cahier des charges prévoyait que l'anomalie liée à la présence d'eau dans les citernes n'était pas prise en charge par la société Madic dans le cadre de l'entretien de l'installation et que la société Perlandis, maître de l'ouvrage, était spécialisée dans la distribution et donc le stockage de carburant, ce dont il résultait qu'il appartenait à cette dernière d'assurer l'entretien et le nettoyage des citernes, en particulier en cas d'anomalie liée à la présence d'eau, obligation à laquelle elle avait manifestement manqué en l'espèce, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 1792 du code civil ;

4°/ qu'il est interdit au juge de statuer par voie de simple affirmation ; qu'en se bornant à affirmer que l'entretien décrit dans le cahier des charges « ne peut être réalisé que par une entreprise exerçant le même domaine d'activité que la société Madic, contrairement à ce que cette dernière laisse entendre », sans autre considération, la cour d'appel, qui a statué par voie de simple affirmation, a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

5°/ qu'il est interdit au juge de dénaturer les documents de la cause ; qu'en considérant que le cahier des charges ne contenait « aucun avertissement concernant de l'eau dans les citernes », quand ce cahier, adressé à la société Perlandis, prévoyait expressément qu'étaient exclues de la charte de réparation « les interventions faisant suites aux anomalies constatées sur l'installation et étrangères à l'appareil, telle que la présence d'eau dans les citernes », ce dont il résultait que de l'eau pouvait s'infiltrer dans les citernes et que la société Perlandis était ainsi avertie d'une telle possibilité, la cour d'appel, qui a dénaturé le cahier des charges, a violé le principe susvisé ;

6°/ que seule est réputée non écrite la clause limitative de réparation qui contredit la portée de l'obligation essentielle souscrite par le débiteur ; qu'est ainsi admise la clause limitant les conséquences de l'engagement de la garantie décennale, en excluant l'indemnisation de certains préjudices, a fortiori lorsqu'elle engage deux professionnels ; qu'en jugeant que la société Madic devait « réparer l'ensemble des conséquences dommageables des désordres quelle qu'en soit la nature », malgré la « clause limitative de responsabilité prévue au marché excluant sa participation à d'éventuelles pertes d'exploitation, au manque à gagner, aux préjudices de tiers », quand cette clause visait seulement à limiter les conséquences de l'engagement de la garantie décennale entre deux professionnels avertis et quand aucune atteinte à une obligation essentielle souscrite par la société Madic n'était caractérisée ni même alléguée, la cour d'appel a violé l'article 1792-5 du code civil, ensemble le principe de la liberté contractuelle ;

7°/ que tout défaut de réponse à conclusions équivaut à un défaut de motifs ; qu'en l'espèce, la société Madic soutenait qu'à supposer que sa responsabilité décennale puisse être engagée, le marché conclu avec la société Perlandis limitait les « conséquences » de l'engagement de cette responsabilité en excluant l'indemnisation de certains préjudices tels les préjudices d'exploitation et qu'une telle limitation n'était, en tant que telle, nullement exclue par l'article 1792-5 du code civil ; qu'en considérant que la société Madic devait réparer l'ensemble des conséquences dommageables des désordres quelle qu'en soit la nature, après s'être bornée à rappeler les dispositions de l'article 1792-5 du code civil, pour en déduire que la société Madic devait « réparer l'ensemble des conséquences dommageables des désordres quelle qu'en soit la nature », sans répondre à ce moyen, pourtant opérant, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

8°/ que le maître de l'ouvrage a droit à l'indemnisation des préjudices de toute nature qu'il a effectivement subis, à la condition toutefois que ces préjudices soient en lien direct avec les désordres de l'ouvrage ; qu'en l'espèce, la société Perlandis sollicitait l'indemnisation d'un préjudice de perte d'exploitation, évalué à 58 677,97 euros, lié à la fermeture totale de la station-service pendant 1 417 jours ; qu'en jugeant cette demande fondée, quand il ressortait de ses propres constatations que les désordres observés affectaient exclusivement la cuve servant à la distribution de SP95-E10 et non les autres parties de l'ouvrage servant à la distribution d'autres carburants, ce dont il se déduisait que la station-service aurait pu continuer de fonctionner partiellement et donc qu'aucun lien direct n'existait entre les désordres constatés et la fermeture totale de la station-service, la cour d'appel a violé l'article 1792 du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime. »

Réponse de la Cour

7. En premier lieu, la cour d'appel a souverainement retenu que les désordres liés à la présence d'eau dans le carburant résultaient notamment, selon l'expert, du rôle conjugué du joint de bride non étanche et de l'absence de purge totale de la cuve et de la tuyauterie de dépotage SP95-E10 après le changement dudit joint, intervenu le 13 juin 2014.

8. Elle a relevé que la société Madic s'était alors bornée à assécher et nettoyer le compartiment concerné par le joint défaillant en précisant au maître de l'ouvrage qu'aucun contrôle n'était nécessaire avant la remise en fonctionnement, alors que, compte tenu de la conception de la cuve divisée en plusieurs compartiments, il convenait, pour éviter le passage de l'eau d'un compartiment à un autre, de procéder à la vidange et au nettoyage des quatre compartiments, ce qui ne sera réalisé que par l'intervention d'une société le 17 avril 2018, ajoutant que si celle-ci avait eu lieu en juin 2014, le préjudice d'exploitation aurait été très limité.

9. Elle a, enfin, relevé, sans dénaturation, que si le cahier des charges précisait que la présence d'eau dans les citernes n'était pas prise en charge au titre de l'entretien, celui-ci n'imposait au maître de l'ouvrage aucune autre obligation que celle de faire vérifier les installations par les organismes compétents et ne comportait aucun avertissement concernant la présence d'eau dans le carburant.

10. Elle a pu déduire de ces seules constatations, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par les première, deuxième et quatrième branches, que la société Madic, qui n'était pas fondée à invoquer la cause étrangère du fait du maître de l'ouvrage, avait failli à son obligation de fournir une installation apte à délivrer de l'essence non polluée par de l'eau, faisant ainsi ressortir que l'ouvrage était impropre à sa destination, de sorte que sa responsabilité de plein droit était engagée sur le fondement de l'article 1792 du code civil.

11. En deuxième lieu, ayant exactement énoncé que toute clause d'un contrat ayant pour objet d'exclure ou de limiter les responsabilités légales et les garanties prévues aux articles 1792 et suivants du code civil, est réputée non écrite, elle en a déduit, à bon droit, sans être tenue de répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, que la société Madic était tenue à réparation de l'ensemble des conséquences dommageables des désordres à l'ouvrage, quelle qu'en soit la nature, matérielle ou immatérielle.

12. En troisième lieu, elle a retenu, répondant, en les écartant, aux conclusions prétendument délaissées, que faute de solution alternative proposée par la société Madic, la décision de fermeture de la station-service était la conséquence de la présence d'eau dans le carburant qui a perduré jusqu'au 17 avril 2018.

13. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société Madic aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Madic et la condamne à payer à la société Perlandis la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du sept décembre deux mille vingt-trois.ECLI:FR:CCASS:2023:C300795

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