lundi 2 février 2015

Référé-expertise et volonté d'interrompre le délai de forclusion décennale

L’article 1792-4-1 du code civil (ancien article 2270-1) dispose que « Toute personne physique ou morale dont la responsabilité peut être engagée en vertu des articles 1792 à 1792-4 du présent code est déchargée des responsabilités et garanties pensant sur elle, en application des articles 1792 à 1792-2, après dix ans à compter de la réception des travaux ou, en application de l’article 1792-3, à l’expiration du délai visé à cet article. »

Cette forclusion décennale peut être interrompue de différentes façons.

Trois causes d’interruption sont prévues dans le code civil : la reconnaissance du débiteur de sa responsabilité (article 2240), la demande en justice du créancier (article 2241) et l’acte d’exécution forcée (article 2244).

A propos de la deuxième cause, la question est de savoir si la demande en justice du créancier, notamment lorsqu’il s’agit d’une assignation en référé expertise, doit exprimer la volonté non équivoque d’interrompre le délai de forclusion pour que celui-ci soit effectivement interrompu.

L'article 2241, alinéa 1er, du code civil paraît clair (ancien article 2244) :
« La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion.
Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure.»

Comme la demande au fond, la demande en référé interrompt donc le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion.

Ainsi, la jurisprudence a jugé qu’une assignation en référé expertise à l'encontre de l'assureur dommages-ouvrage est interruptive quand bien même elle ne précise pas le motif pourtant connu de la demande de condamnation de l'assureur, à savoir le défaut d'offre indemnitaire dans le délai légal (Civ. 3e, 29 févr. 2012, no 10-26.653).

Une telle solution paraît critiquable.

En effet, l’interruption de prescription ou de forclusion a de lourdes conséquences, et une expression de la volonté non équivoque du créancier d’interrompre ce délai exprimé au sein de la demande en justice devrait être exigée.

Un parallèle peut être établi avec les exigences qui pèsent sur le débiteur (I). L’expression de la volonté non équivoque du créancier d’interrompre le délai devrait être exigé dans le cas d’une assignation en référé-expertise (II).

I. L’expression non équivoque de volonté imposée au débiteur de l’obligation

« C’est parce que la prescription extinctive est conçue dans un intérêt privé, c’est aussi parce qu’elle a quelque chose d’injuste que son utilisation est laissée à la conscience du débiteur » (CARBONNIER, Notes sur la prescription extinctive, RTD civ. 1952, p. 171, spéc. p. 176).

Pour bénéficier de la prescription (A), ou encore pour y renoncer (B), le débiteur de l’obligation devra exprimer sa volonté de façon claire et univoque.


Ainsi, le débiteur devra exprimer clairement et sans ambiguïté sa reconnaissance de responsabilité (C) qui sera une cause d’interruption du délai.

A. L’invocation de la prescription par le débiteur doit être expresse

La prescription n’opère que si elle est invoquée par le débiteur (article 2247 du Code civil, ancien article 2223).

Aussi, le juge ne peut relever d’office le moyen résultant de la prescription (art. 2247 du Code civil ; application à la prescription décennale en matière de construction : Civ. 3e, 26 avril 2006, Bull. civ. III, n°103).

L’effet extinctif de la prescription n’est pas automatique et ne découle pas du seul fait de l'écoulement du délai. Il est nécessaire que le débiteur en invoque le bénéfice. Le juge ne peut relever le moyen d'office, alors même que la prescription est d'ordre public (Cass. 1re civ., 9 déc. 1986, Gaz. Pal. 1987, 1, 187, note M. Mayer et Pinon).

Ainsi, pour bénéficier de la prescription, le débiteur doit l’exprimer de façon expresse. Cette exigence est lourde, la prescription peut certes paraître être un privilège pour son débiteur, mais, étant d’ordre public, son bénéfice devrait être automatique.

Pour renoncer à son bénéfice, le débiteur devra également l’exprimer de façon certaine.

B. La renonciation du débiteur à se prévaloir de la prescription doit être univoque

L’article 2251 du code civil (ancien article 2221) dispose que « La renonciation à la prescription est expresse ou tacite.
La renonciation tacite résulte de circonstances établissant sans équivoque la volonté de ne pas se prévaloir de la prescription ».

La renonciation expresse résulte d’actes accomplis en pleine connaissance de cause, et manifestant de façon non équivoque la volonté de renoncer (Soc., 24 novembre 1982, Bull. civ. V, n°638).

La renonciation tacite résulte de tout fait non équivoque qui exprime la volonté du débiteur de ne pas se prévaloir de la prescription. La renonciation doit être certaine. L’exigence de « circonstances établissant sans équivoque la volonté » a été ajoutée par le législateur en 2008, conformément à la jurisprudence constante.

Par exemple, n’a pas été considérée par la Cour de cassation comme une renonciation à se prévaloir de la prescription la participation à une mesure d’instruction ordonnée en référé (Civ. 3e, 17 janvier 1996, n°93-19.407, Bull. civ. III, n°15).

Ainsi, pour bénéficier de la prescription (I-A), mais également pour y renoncer, le débiteur devra exprimer de façon certaine et non équivoque sa volonté.

Par ailleurs, le débiteur peut interrompre le délai de prescription par la reconnaissance de sa responsabilité. Mais pour ce faire, il devra, encore une fois, l’exprimer sans ambiguïté aucune.

C. Cause d’interruption du délai, la reconnaissance de responsabilité du débiteur doit être dépourvue d’ambiguïté

La reconnaissance de responsabilité du débiteur est une cause d’interruption du délai de prescription (article 2240 du code civil, ancien article 2248).

Cette reconnaissance de responsabilité doit être non équivoque (Civ 3e, 4 décembre 1991, Bull. civ. III, n°297), dépourvue de toute ambiguïté (Cass. Civ. 3e, 15 mars 1989, n°87-17.573) et certaine.

Par exemple, elle ne pourra pas résulter simplement de la participation à une expertise (Civ. 24 juin 1942, DC 1943.154).

Aucune forme ne lui est imposée. Cette reconnaissance de responsabilité peut se faire par simple missive, pourvu qu’elle ne laisse aucun doute sur l’intention de celui qui l’a rédigée (Civ. 4 octobre 1972, Gaz. Pal. 1973.1.68, note H.M.).

L’interruption du délai de prescription pouvant avoir de lourdes conséquences à son égard, les conditions imposées à la reconnaissance de responsabilité du débiteur sont exigeantes.

L’interruption du délai de prescription par le créancier ayant les mêmes conséquences, les exigences qui lui sont imposées devraient être semblables.

Ainsi, l’invocation de la prescription, la renonciation à son bénéfice et même l’interruption du délai supposent, de la part de son débiteur, une volonté claire, non équivoque et certaine.

Il paraîtrait donc regrettable qu’aucune obligation équivalente ne pèse sur les épaules du créancier souhaitant bénéficier de l’interruption de la prescription.


II. L’interruption de la prescription par une assignation d’un référé expertise doit exprimer la volonté du créancier d’interrompre ce délai

Au vu des exigences imposées au débiteur, il serait équitable qu’une réelle expression de la volonté d’interrompre le délai de prescription ou de forclusion pèse sur son créancier.

Si une assignation au fond exprime clairement la volonté du créancier de faire valoir ces droits à l’égard du débiteur, et donc d’interrompre le délai de prescription, on peut douter que tel est le cas de toutes les assignations en référé expertise.

De ce fait, le principe faisant du référé un acte interruptif de prescription (A) doit être assorti de l’exigence de l’expression de la volonté du créancier d’interrompre le délai dans le cas d’un référé expertise (B).

A. Le référé, acte interruptif de prescription

L’ancien article 2244 du code civil disposait : « Une citation en justice, même en référé, un commandement ou une saisie, signifiés à celui qu'on veut empêcher de prescrire, interrompent la prescription ainsi que les délais pour agir. ».

La réforme de 2008 a substitué le terme « citation » employé dans l’ancien article 2244, par celui de «demande en justice », plus large, afin d’éliminer toute ambiguïté qui aurait pu s’attacher à cette expression.

Par ailleurs, le nouvel article 2241 ne retranscrit pas l’exigence consistant en ce que l’acte soit « signifié à celui qu’on veut empêcher de prescrire ». Cela pourrait aujourd’hui permettre à une assignation à jour fixe ou encore à une ordonnance d’injonction de payer d’interrompre un délai de prescription, ce qui était exclu par l’ancien texte. Sous le nouveau régime, il apparaît donc que ce n’est plus l’interpellation du débiteur qui prime mais l’enrôlement de la demande en justice.

Pour autant, l’article 2241 du code civil reprend l’esprit général de son prédécesseur. De ce fait, les solutions rendues au visa de l’ancien article 2244 restent, pour la plupart, aujourd’hui encore, d’actualité.

Ainsi qu’établi par le code civil, la prescription est interrompue par une demande en justice, même en référé. Cela a été réaffirmé, maintes fois, par la jurisprudence sous l’ancien régime (par exemple : Civ 3e, 20 mai 1998, Bull. civ. III, n°104 ; une demande d’expertise devant le juge des référés, même incidente, équivaut à une citation en justice, Com. 2 avril 1996, Bull. civ. IV, n°112).

L’initiative doit provenir du créancier (Civ., 5 janvier 1881, DP 1881.1.73 ; Com., 9 janvier 1990, n°88-15.354 ; Cass. Com., 14 novembre 1977, Bull. civ. 1977, IV, n°257). L’interruption ne peut se produire que par sa propre demande.

La demande doit s’adresser à la personne en faveur de qui court la prescription (Civ 3e, 5 juin 1984, Bull. civ. III, n°109 ; Civ 1re, 10 juillet 1990, n°89-13.345 ; Civ 2e, 29 novembre 1995, n°93-21.063 ; Com., 28 avril 1998, n°95-15.453, Bull. civ. IV, n°142 ; Civ. 3e, 15 juin 2005, n°03-17.478), même si elle a été porté à sa connaissance après l’écoulement du délai de prescription (Civ 2e, 29 novembre 1995, n°93-21.063).

Il suffit que l’acte manifeste la volonté de son auteur de faire valoir ses droits à l'égard de celle-ci pour interrompre la prescription (Cass. 1re, 10 juill. 1990, no 89-13.345, Bull. civ. I, no 194 : ordonnance d'injonction de payer signifiée en mairie ; Cass. com., 28 avr. 1998, no 95-15.453, Bull. civ. IV, no 142 : plainte avec constitution de partie civile effectuée par l'expéditeur contre personne non dénommée ; interruption de la prescription à l'égard du transporteur. La Cour considère que « l'expéditeur a manifesté ainsi sa volonté de mettre en jeu la responsabilité du transporteur »).

L’assignation doit être précise (Cass. com., 25 janv. 1994, no 91-19.778, Bull. civ. IV, no 35 : l’assignation ne précisait pas la date du transport, le transporteur ne pouvait donc pas apprécier la prestation concernée).

Par ailleurs, il faut que la demande exprime de façon suffisamment caractérisée la volonté du créancier d’agir en justice pour obtenir paiement (Aubry et Rau, t.2, par ESMEIN,§215, texte et notes 3 s. – Planiol et Ripert, t.7, par ESMEIN, n°1361 – Colin et Capitant, t. 2, par Julliot de la Morandière, n°1622 – Ripert et Boulanger, t. 2, n°2121 – Mazeaud et Chabas, t. 2, 1er vol., n°1178).

Aussi, si une assignation au fond caractérise sans équivoque la volonté de l’auteur de faire valoir ses droits à l’égard du débiteur, et exprime clairement sa volonté d’agir en justice pour obtenir paiement, cela est moins certain pour certaines assignations en référé expertise.

B. La volonté claire d’interrompre le délai doit être exprimé dans l’assignation en référé expertise

L’interruption d’un délai de prescription doit être animé par la volonté claire du créancier.

D’une part, un parallèle avec les actes interruptifs de péremption peut être fait. Les actes interruptifs du délai de péremption doivent manifester, sans équivoque la volonté d’exécuter (art. 1009-2 du code de procédure civile). La volonté d’effectivement interrompre le délai doit donc être constatée en matière de péremption. L’interruption d’un délai étant déterminant pour la suite d’une procédure judiciaire, l’expression d’une volonté manifeste du justiciable d’effectivement interrompre ce délai devrait toujours être observée par les juridictions, et ce, qu’il s’agisse de la péremption d’une instance, d’une prescription ou d’une forclusion.

Dans une toute autre matière, une intervention purement formelle d’une victime se constituant partie civile sans former aucune demande tendant à la réparation de son préjudice n’a pas été jugée interruptif du délai de prescription (Civ 1re, 25 janvier 2000, n°97-22.658).

Ainsi, si la demande en justice n’exprime pas clairement l’intention du requérant de demander réparation de son préjudice, l’acte ne devrait pas être jugé comme interruptif du délai.

Plus particulièrement, en matière de droit de la construction, la jurisprudence a décidé que l’assignation, au fond ou en référé, n’interrompt le délai de garantie décennale qu’à l’égard des désordres qui y sont expressément désignés (Assignation au fond : Civ. 3e, 31 mai 1989, Bull. civ. III, n°122 ; assignation en référé : Civ, 3e, 20 mai 1998, Bull. civ. III, n°104). Par conséquent, l’interruption de la prescription vaudra pour l’aggravation ultérieure des désordres (Cass. 3e, 26 janvier 1983, RD imm. 1983, p. 457 ; Cass 3e, 26 avril 1984, RD imm. 1984, p. 418) mais pas pour d’autres désordres non compris dans l’assignation (CA Versailles, 1er juillet 1988, JurisData n°1988-043967).

En outre, il a été jugé que, pour interrompre la prescription, le maître d’ouvrage doit énoncer dans son assignation en référé aux fins d’expertise les désordres dont il se plaint, mais on ne peut exiger qu’il en indique les causes, l’expertise ayant ce but précis (CA Paris, 24 janv. 1995, RD imm. 1995, p. 330).

De ces différentes jurisprudences, il ressort que les assignations en référé expertise n’interrompent le délai de prescription ou de forclusion qu’au seul égard des désordres précisément désignés en leurs seins. Le débiteur pourra bénéficier de la prescription pour les désordres qui ne se trouvent pas désignés dans l’assignation en référé.

Aussi, une forme de volonté du créancier d’interrompre la prescription ou la forclusion transparaît de ces arrêts : l’assignation n’interrompra pas le délai pour l’ensemble des désordres, mais uniquement pour les désordres que le créancier aura, de sa propre volonté, désignés, excluant tous les autres.

Une assignation en référé expertise n’interrompt donc pas systématiquement tous les délais de prescription ou de forclusion.

Du reste, avant la modification de l’ancien article 2244 par la loi n°85-677 du 5 juillet 1985 (ajoutant l’expression « même en référé » au sein de l’article), une assignation en référé qui ne sollicitait que de simples mesures provisoires ou d’instruction, comme une expertise, n’interrompait pas la prescription (Cass. 1re, 5 octobre 1960, Bull. civ. 1960, I, n,°420 ; Cass. 3e, 4 juin 1970, Bull. civ. 1970, III n°375 ; Cass 3e, 16 novembre 1971, Bull. civ. 1971, III, n°550 ; Cass 3e, 3 mars 1981, JurisData n°1981 – 700768 ; Cass 3e, 30 novembre 1983 : JCP G 1984, IV, 46 ; Cass 3e, 25 mars 1987, n°85-17.165).

Cette modification apportée à la loi il y a trente ans ne doit pas dénaturer sa portée : toutes les demandes en référé ne peuvent pas permettre l’interruption du délai de prescription ou de forclusion, les conséquences attachées à cet acte étant lourdes pour la suite de la procédure.
La volonté du créancier d’interrompre effectivement ce délai doit présider.


Sibel CINAR

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