mardi 24 mars 2020

Manquement contractuel du MOE préjudiciable à l'entreprise ayant traité à forfait

Cour de cassation
chambre civile 3
Audience publique du jeudi 5 mars 2020
N° de pourvoi: 19-11.574
Non publié au bulletin Rejet

M. Chauvin (président), président
SCP Coutard et Munier-Apaire, SCP Potier de La Varde, Buk-Lament et Robillot, avocat(s)





Texte intégral

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :


CIV. 3

IK



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 5 mars 2020




Rejet


M. CHAUVIN, président



Arrêt n° 185 F-D

Pourvoi n° Y 19-11.574




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 5 MARS 2020

La société Omnium general ingéniérie, dont le siège est [...] , a formé le pourvoi n° Y 19-11.574 contre l'arrêt rendu le 28 novembre 2018 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 5), dans le litige l'opposant à la société Demathieu Bard construction, société par actions simplifiée, dont le siège est [...] , venant aux droits de la société Demathieu-Bard et Demathieu TP Ile-de-France, défenderesse à la cassation.

En intervention : de la société Zurich Insurance PLC, dont le siège social est [...] .

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Renard, conseiller référendaire, les observations de la SCP Coutard et Munier-Apaire, avocat de la société Omnium general ingéniérie et de la société Zurich Insurance PLC, de la SCP Potier de la Varde, Buk-Lament et Robillot, avocat de la société Demathieu Bard construction, après débats en l'audience publique du 28 janvier 2020 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Renard, conseiller référendaire rapporteur, M. Maunand, conseiller doyen, et Mme Berdeaux, greffier de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 28 novembre 2018), la Société d'économie mixte de la Ville de Paris (la SEMAVIP) a transféré à la Société publique locale d'aménagement Paris Batignolles aménagement (la SPLA PBA) la concession d'aménagement concernant la zone d'aménagement concerté [...]. Des marchés de travaux ont été conclus pour la construction d'une dalle destinée à couvrir de futures installations ferroviaires et à supporter des immeubles et une voirie routière.

2. Une mission partielle de maîtrise d'oeuvre de construction de la dalle, ne comprenant pas les études d'exécution, a été confiée à un groupement solidaire composé de plusieurs sociétés, ayant pour mandataire la société Omnium général ingénierie (la société OGI).

3. Invoquant des difficultés de réalisation ayant retardé le déroulement du chantier, la société Demathieu Bard construction (la société Demathieu Bard), à laquelle des lots avaient été attribués, a, après expertise, assigné la SPLA PBA et la société OGI en indemnisation de ses préjudices.

4. Une transaction a été conclue entre la société Demathieu Bard et la SPLA PBA.

5. La société Zurich insurance PLC, assureur de la société OJI, est intervenue volontairement au soutien du pourvoi.

Examen du moyen

Énoncé du moyen

6. La société OGI fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la société Demathieu Bard une somme de 1 486 338,06 euros HT en réparation de son préjudice né de l'augmentation des ratios d'armature, majorée de la TVA et des intérêts, alors :

« 1°/ que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ; que, pour s'opposer à la demande indemnitaire de la société Demathieu Bard construction, fondée sur l'existence préjudiciable d'une différence entre les quantités d'acier estimées dans la DPGF et celles effectivement mises en oeuvre, la société OGI rappelait, dans ses conclusions, qu'aux termes explicites du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) du marché de travaux, signé par la société Demathieu Bard construction, la DPGF constituait un engagement unilatéral de l'entreprise à l'égard notamment du maître d'oeuvre, qui ne lui conférait pas de droits, de sorte que l'entreprise ne pourrait s'en prévaloir d'une quelconque manière, en particulier à l'appui d'une quelconque forme de réclamation au motif notamment que les moyens effectivement mis en oeuvre pour réaliser les prestations différeraient de ceux qu'il avait décrits dans ces documents ; que la société OGI en déduisait que la société Demathieu Bard construction ne pouvait en aucun cas lui opposer les valeurs inscrites dans la DPGF, au titre de sa réclamation fondée sur une sous-estimation des quantités d'acier dans ce document ; que, pour néanmoins accueillir la demande indemnitaire de la société Demathieu Bard construction à ce titre, la cour d'appel affirme que « le préjudice subi par la société Demathieu Bard construction du fait de la sous-estimation des quantités d'acier dans la DPGF résulte d'une erreur de conception de la société OGI qui doit être condamnée à réparer son préjudice de ce chef » ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher, comme l'y invitait la société OGI, si, dès lors que la DPGF constituait un engagement unilatéral de l'entreprise de travaux, et non du maître d'oeuvre, qu'elle ne conférait pas de droits à l'entreprise, et que cette dernière s'était, de surcroît, expressément engagée à ne pas s'en prévaloir au titre d'une réclamation portant sur la différence entre les moyens qu'elle y avait décrits et ceux qu'elle avait dû mettre en oeuvre, le préjudice résultant de l'éventuelle sous-estimation des quantités contenue dans la DPGF ne pouvait être imputé à une quelconque faute de conception du maître d'oeuvre, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;

2°/ que le jugement doit être motivé ; que, rappelant les termes du CCAP du marché de travaux, la société OGI faisait valoir, dans ses conclusions, que la DPGF constituait un engagement unilatéral de la société Demathieu Bard construction, pris notamment vis-à-vis du maître d'oeuvre, et qu'elle avait accepté de ne pas s'en prévaloir au titre d'une réclamation, qui porterait sur la différence entre les moyens décrits dans la DPGF et ceux effectivement mis en oeuvre pour réaliser les prestations ; que, pour néanmoins accueillir la demande indemnitaire de la société Demathieu Bard construction au titre de la sous-estimation des quantités d'acier dans la DPGF, la cour d'appel affirme que, compte tenu de l'importance de l'écart entre les prévisions de la DPGF et les nécessités de la réalisation pour assurer sa sécurité, l'entreprise est fondée à se prévaloir de ce chef de préjudice, « indépendamment des stipulations du marché à forfait signé entre elle et le maître d'ouvrage » ; qu'à supposer qu'elle ait entendu ainsi écarter l'argumentation de la société OGI fondée sur les dispositions précitées du CCAP, en statuant par de tels motifs péremptoires, sans indiquer en quoi l'appréciation de la responsabilité du maître d'oeuvre devait s'effectuer indépendamment des engagements pris par la société Demathieu Bard construction dans le cadre du marché à forfait, quand ceux-ci mentionnaient expressément que la DPGF était un engagement unilatéral de la société de travaux, notamment vis-à-vis du maître d'oeuvre, la cour d'appel, qui n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle, a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

3°/ que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ; que la société OGI rappelait, dans ses conclusions, qu'elle s'était vu confier la mission d'établir une étude de projet comprenant, notamment, « la rédaction finale du bordereau des prix unitaires et du cadre de détail estimatif (par phase travaux) », ainsi que « l'estimation prévisionnelle (par phase travaux) » ; qu'elle indiquait qu'elle n'avait, en revanche, pas été chargée des études d'exécution, qui incombaient au seul titulaire du marché, ainsi que le prévoyait la DPGF, laquelle énonçait expressément que « les quantités éventuellement indiquées à la présente DPGF sont indicatives, il appartient au titulaire de vérifier ou préciser ces quantités avant l'établissement de ce document » ; que, pour condamner la société OGI à indemniser la société Demathieu Bard construction, la cour d'appel affirme que son préjudice du fait de la sous-estimation des quantités d'acier dans la DPGF résulte d'une erreur de conception de la société OGI ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher, comme l'y invitait la société OGI, si, compte tenu du caractère limité de sa mission aux études de conception, la sous-estimation des quantités d'acier dans la DPGF établie par la société Demathieu Bard construction, à l'origine du préjudice allégué, résultait en réalité d'une défaillance de cette dernière dans la réalisation des études d'exécution, dont elle avait seule la charge avant l'établissement de la DPGF, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;

4°/ que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ; que la société OGI faisait également valoir, dans ses conclusions, que le caractère purement indicatif des quantités et estimations de la DPGF avait été expressément rappelé à l'entreprise dans le cadre des questions posées par le maître d'oeuvre lors de l'appel d'offres et qu'elle y avait répondu en affirmant que « [son] engagement [s'était] traduit par une analyse approfondie [du] dossier et une offre en stricte conformité avec [le] cahier des charges » et qu'elle avait « indiqué en toute transparence [
] les modifications apportées au DPGF [qu'elle assumerait] dans le cadre forfaitaire et global de ce marché » ; que, pour condamner la société OGI à indemniser la société Demathieu Bard construction, la cour d'appel affirme que son préjudice subi du fait de la sous-estimation des quantités d'acier dans la DPGF résulte d'une erreur de conception de la société OGI ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher, comme la société OGI l'y invitait, si l'entreprise de travaux, qui s'était expressément engagée à assumer, à l'issue d'une analyse du dossier qu'elle qualifiait d'« approfondie », les valeurs proposées de manière indicative par la maîtrise d'oeuvre, et qu'elle avait entérinées dans la DPGF pour l'exécution du marché forfaitaire et global, n'était pas seule à l'origine de la sous-estimation des quantités d'acier dans la DPGF qu'elle avait établie, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;

5°/ qu'en raison du caractère forfaitaire du marché, il appartient à l'entreprise de travaux de mesurer elle-même l'étendue des obligations auxquelles elle accepte de souscrire et, à défaut de pouvoir évaluer les quantités de matériaux nécessaires à l'exécution des travaux, de ne pas s'engager ; que la société OGI rappelait, dans ses conclusions, qu'aux termes de la DPGF, « les quantités éventuellement indiquées à la présente DPGF sont indicatives, il appartient au titulaire de vérifier ou préciser ces quantités avant l'établissement de ce document », et que la société Demathieu Bard construction avait affirmé, dans le cadre des questions posées lors de l'appel d'offres, que « [son] engagement [s'était] traduit par une analyse approfondie [du] dossier et une offre en stricte conformité avec [le] cahier des charges » et qu'elle avait « indiqué en toute transparence [
] les modifications apportées au DPGF [qu'elle assumerait] dans le cadre forfaitaire et global de ce marché » ; que la société OGI en déduisait que l'entreprise, qui était libre de candidater ou non au marché, avait commis une faute de négligence, qui était seule à l'origine du préjudice allégué, en s'engageant dans le marché à forfait, en conservant les valeurs indicatives inscrites dans la DPGF, qu'elle affirmait avoir vérifiées et qui se seraient finalement révélées sous-estimées ; qu'en condamnant la société OGI à indemniser la société Demathieu Bard construction , sans rechercher si l'entreprise de travaux n'avait pas commis une faute de négligence, en relation de causalité directe et exclusive avec le préjudice allégué, et excluant toute faute causale du maître d'oeuvre, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;

6°/ qu'en raison du caractère forfaitaire du marché, il appartient à l'entreprise de travaux de mesurer elle-même l'étendue des obligations auxquelles elle accepte de souscrire et, à défaut de pouvoir évaluer les quantités de matériaux nécessaires à l'exécution des travaux, de ne pas s'engager ; que la société OGI soutenait, dans ses conclusions, que la société Demathieu Bard construction, qui s'était engagée dans le marché à forfait, en conservant, dans la DPGF, les valeurs indicatives fournies par la maîtrise d'oeuvre, qu'elle affirmait avoir vérifiées, avait commis une faute de négligence, en relation directe et exclusive de causalité avec le préjudice allégué ; qu'en condamnant la société OGI à indemniser la société Demathieu Bard construction, au motif inopérant que, selon l'expert judiciaire, l'entreprise n'aurait pas été en mesure de vérifier, au moment de l'appel d'offres, les quantités d'armatures nécessaires, quand cette circonstance illustrait, au contraire, la négligence de l'entreprise dans son engagement contractuel, invoquée par la société OGI, et ne pouvait caractériser une faute imputable au maître d'oeuvre, en relation de causalité avec le préjudice allégué, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;

7°/ que tout jugement doit être motivé ; que la société OGI faisait valoir, dans ses conclusions, que la société Demathieu Bard construction avait décidé unilatéralement de « détramer » l'implantation des fondations telles qu'elle était prévue au CCTP, c'est-à-dire de réaliser un écartement des barrettes de 2,70 m à 3,20 m, ce qui lui avait occasionné une économie des quantités d'armatures nécessaires, à hauteur de 2 millions d'euros, de sorte qu'elle n'avait en réalité pas souffert du surcoût imputable à l'augmentation des quantités d'armatures, telles qu'évaluées par l'expert judiciaire ; qu'en constatant l'importance de l'écart entre les prévisions de la DPGF et les nécessités de la réalisation de l'ouvrage, et en affirmant que l'entreprise avait dû supporter le coût de cet acier supplémentaire non prévu au dossier de consultation des entreprises, qui constituait pour elle un préjudice dont elle était recevable à demander réparation, sans répondre aux conclusions de la société OGI, desquelles il résultait que l'entreprise n'avait en réalité subi aucun préjudice, du fait du détramage auquel elle avait par ailleurs procédé, et qui lui avait fait réaliser l'économie d'une grande quantité d'armatures, à hauteur de 2 millions d'euros, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

7. La cour d'appel a relevé que le maître de l'ouvrage et la société Demathieu Bard avaient conclu un marché à forfait auquel le maître d'oeuvre n'était pas partie.

8. Elle a retenu qu'il résultait des conclusions de l'expert que les quantités d'armatures prévues dans le dossier de consultation des entreprises et dans la décomposition du prix global et forfaitaire (DPGF) étaient insuffisantes et que la société Demathieu Bard n'avait pas été pas en mesure de déterminer ni de vérifier les quantité nécessaires au moment de l'appel d'offres compte tenu de la complexité de l'ouvrage, sauf à faire tous les calculs et modélisations, ce pour quoi elle n'était pas rémunérée et ne disposait pas du temps nécessaire.

9. Elle a également retenu, d'une part, que la société OGI, en sous-estimant les quantités d'acier nécessaires dans la DPGF qu'elle avait établie, avait commis une erreur de conception ayant causé le préjudice constitué de l'augmentation des quantités d'armatures, d'autre part, que, compte tenu de l'importance de l'écart entre les prévisions de la DPGF et les nécessités de la réalisation de l'ouvrage pour en assurer la sécurité, la société Demathieu Bard était fondée à se prévaloir de ce chef de préjudice, indépendamment des stipulations du marché à forfait signé entre elle et le maître d'ouvrage.

10. Elle a pu en déduire, par une motivation suffisante, sans être tenue de procéder à des recherches ni de répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, que la société OGI engageait sa responsabilité délictuelle à l'égard de la société Demathieu Bard et devait être condamnée à réparer le préjudice subi.

11. Elle a relevé les constatations détaillées de l'expert relatives aux quantités d'armatures réalisées et a souverainement apprécié et évalué le montant du préjudice.

12. La cour d'appel a donc légalement justifié sa décision.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société Omnium general ingéniérie aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Omnium general ingéniérie et la condamne à payer à la société Demathieu Bard construction la somme de 3 000 euros ;

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