mardi 8 octobre 2024

Formalisme excessif du juge

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 2

FD



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 3 octobre 2024




Cassation


Mme MARTINEL, président



Arrêt n° 869 F-B

Pourvoi n° P 22-16.223




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 3 OCTOBRE 2024

1°/ la société Eiffage génie civil, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 1],

2°/ au GEIE Tunel Del Perthus, dont le siège est [Adresse 2] (Espagne),

ont formé le pourvoi n° 22-16.223 contre l'arrêt rendu le 24 février 2022 par la cour d'appel de Montpellier (3e chambre civile), dans le litige les opposant :

1°/ à M. [Y] [O],

2°/ à Mme [G] [K] [F], épouse [C],

tous deux domiciliés [Adresse 3],

défendeurs à la cassation.

Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, un moyen unique de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Bohnert, conseiller référendaire, les observations de la SARL Cabinet Munier-Apaire, avocat de la société Eiffage génie civil et du GEIE Tunel Del Perthus, de la SCP Boutet et Hourdeaux, avocat de M. [O] et de Mme [F], épouse [C], et l'avis de M. Adida-Canac, avocat général, après débats en l'audience publique du 9 juillet 2024 où étaient présentes Mme Martinel, président, Mme Bohnert, conseiller référendaire rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller doyen, et Mme Cathala, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 24 février 2022), par jugement du 30 août 2016, un tribunal de grande instance a condamné le GEIE Tunel Del Perthus, en qualité de maître d'ouvrage, et la société Eiffage génie civil, en qualité de maître d'oeuvre, à indemniser M. [O] et Mme [F], épouse [C] des préjudices subis du fait du tarissement d'une source située sur leur terrain survenu à la suite de travaux de percement d'un tunnel.

2. Le GEIE Tunel Del Perthus et la société Eiffage génie civil ont relevé appel de ce jugement par déclaration du 27 décembre 2016.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

3. Le GEIE Tunel Del Perthus et la société Eiffage génie civil font grief à l'arrêt de confirmer le jugement de première instance du tribunal de grande instance de Perpignan du 30 août 2016 en toutes ses dispositions, alors « que le juge ne peut refuser de statuer sur les prétentions dont il est saisi et il ne peut se soustraire à son office en imposant, d'office six ans après sa saisine et au cours de son délibéré, sans débat préalable des parties, un formalisme excessif et artificiel qui a abouti à priver les parties d'un droit au recours ; qu'en l'espèce, la cour d'appel ne pouvait décider d'office au cours de son délibéré ¿ en contradiction avec les conclusions des appelants et au seul visa d'une erreur matérielle- de confirmer le jugement du tribunal de grande instance de Perpignan rendu presque six ans auparavant, au motif qu'elle n'était saisie « d'absolument aucune demande » au seul prétexte que « par leurs conclusions remises au greffe le 2 juin 2017 la SASU Eiffage génie civil (anciennement Eiffage TP) et le Groupement européen d'intérêt économique Tunel del Perthus adressent leurs demandes au tribunal de grande instance de Perpignan "Il est demandé au tribunal de grande instance de Perpignan de..." », quand cette mention erronée, qui n'est imposée par aucun texte, n'avait fait l'objet d'aucune observation de la part des intimés et aurait dû être rectifiée par le juge lui-même, car en statuant, la cour d'appel a fait preuve d'un formalisme excessif et légalement infondé à l'encontre des conclusions des appelants et elle a, de ce fait, privé les parties de leur droit d'accès au juge et d'un procès équitable en violation de l'article 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et des articles 954 et 961 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 954 et 961 du code de procédure civile et 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

4. Selon le premier de ces textes, les conclusions d'appel contiennent, en en-tête, les indications prévues au second, notamment s'il s'agit d'une personne morale, sa forme, sa dénomination, son siège social et l'organe qui la représente légalement. Elles doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation.

5. Selon la Cour européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le droit d'accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire » (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A n° 333-B). Toutefois, le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle par nature une réglementation par l'État, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation (Baka c. Hongrie [GC], n° 20261/12, § 120, 23 juin 2016, et Ali Riza c. Suisse, n° 74989/11, § 73, 13 juillet 2021). Cette réglementation par l'État peut varier dans le temps et dans l'espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A n° 93, et Stanev c. Bulgarie [GC], n° 36760/06, § 230, CEDH 2012). Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l'article 6, § 1, que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac c. Croatie [GC], n° 40160/12, § 78, 5 avril 2018).

6. Les critères relatifs à l'examen des restrictions d'accès à un degré supérieur de juridiction ont été résumés par la Cour dans l'affaire Zubac (précitée, §§ 80-99). Afin d'apprécier la proportionnalité de la restriction en cause, la Cour prend en considération les facteurs suivants : i) sa prévisibilité aux yeux du justiciable (Henrioud c. France, n° 21444/11, §§ 60-66, 5 novembre 2015, Zubac, précité, §§ 85 et 87-89, et C.N. c. Luxembourg, n° 59649/18, §§ 44-50, 12 octobre 2021), ii) le point de savoir si le requérant a dû supporter une charge excessive en raison des erreurs éventuellement commises en cours de procédure (Zubac, précité, §§ 90-95 et jurisprudence citée) et iii) celui de savoir si cette restriction est empreinte d'un formalisme excessif (CEDH 2002-IX, Henrioud, précité, § 67, et Zubac, précité, §§ 96-99). En effet, en appliquant les règles de procédure, les tribunaux doivent éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l'équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, n° 35787/03, § 29, 26 juillet 2007).

7. Pour confirmer le jugement en toutes ses dispositions, l'arrêt retient que par leurs conclusions remises au greffe le 2 juin 2017, le GEIE Tunel Del Perthus et la société Eiffage génie civil adressent leurs demandes au tribunal de grande instance de Perpignan et ne saisissent donc la cour d'appel d'aucune demande et que cette absence de demande adressée par les appelants à la juridiction d'appel équivaut à une demande de confirmation du jugement frappé d'appel.

8. En statuant ainsi, sur le moyen relevé d'office tiré de la désignation dans l'en-tête du dispositif des conclusions des appelants du tribunal de grande instance de Perpignan, alors que ces conclusions, régulièrement transmises à la cour d'appel par le RPVA, contenaient une demande de réformation du jugement, selon les exigences requises, la cour d'appel, qui en était saisie malgré la référence erronée au tribunal de grande instance relevant d'une simple erreur matérielle affectant uniquement l'en-tête des conclusions et portant sur une mention non exigée par la loi, a fait preuve d'un formalisme excessif et a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 24 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Montpellier ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nîmes.

Condamne M. [O] et Mme [F], épouse [C] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, prononcé et signé par le président en l'audience publique du trois octobre deux mille vingt-quatre et signé par Mme Thomas, greffier de chambre qui a assisté au prononcé de l'arrêt. ECLI:FR:CCASS:2024:C200869

Notion de clause abusive

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 2

CF



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 3 octobre 2024




Cassation partielle


Mme MARTINEL, président



Arrêt n° 883 F-B

Pourvoi n° C 21-25.823




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 3 OCTOBRE 2024

1°/ M. [Y] [D], domicilié [Adresse 4],

2°/ [X] [V], épouse [D],ayant été domiciliée [Adresse 4], décédée le [Date décès 5] 2023,

3°/ M. [M] [D], domicilié [Adresse 1], en qualité d'héritier de sa mère, [X] [D], décédée,

ont formé le pourvoi n° 21-25.823 contre l'arrêt rendu le 26 octobre 2021 par la cour d'appel de Rennes (1ère chambre), dans le litige les opposant :

1°/ à la société Banque CIC Ouest, société anonyme, dont le siège est [Adresse 2], venant aux droits du Crédit industriel de l'Ouest,

2°/ à la société Mutualité sociale agricole d'Armorique, dont le siège est [Adresse 3],

défenderesses à la cassation.

Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, un moyen unique de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Cardini, conseiller référendaire, les observations de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de M. [Y] [D], de [X] [V], épouse [D], et de M. [M] [D], en qualité d'héritier de sa mère, [X] [D], décédée, la SCP Doumic-Seiller, avocat de la société Banque CIC Ouest, après débats en l'audience publique du 9 juillet 2024 où étaient présents Mme Martinel, président, M. Cardini, conseiller référendaire rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller doyen, et Mme Cathala, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;

Reprise d'instance

1. Il est donné acte à M. [Y] [D] et à M. [M] [D] (les consorts [D]) de leur reprise d'instance, à la suite du décès de [X] [V], épouse [D].

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 26 octobre 2021), statuant sur renvoi après cassation (2e Civ., 19 novembre 2020, pourvoi n° 19-19.269), la société Crédit Industriel de l'Ouest, aux droits de laquelle se trouve la société Banque CIC Ouest (la banque), a délivré, sur le fondement d'un acte notarié de prêt du 15 juin 2004, un commandement de payer valant saisie immobilière à M. [Y] [D] et [X] [V] puis les a assignés à une audience d'orientation.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

3. Les consorts [D] font grief à l'arrêt de fixer la créance de la banque à l'égard de M. [Y] [D] à la somme de 115 759,75 euros en principal, intérêts, frais et accessoires et d'autoriser la vente de l'immeuble leur appartenant, alors « que la saisie immobilière ne peut être pratiquée que par un créancier titulaire d'une créance exigible ; que la cour d'appel a estimé que la clause d'exigibilité figurant au contrat de prêt du 15 juin 2004 « prévoyant la résiliation du contrat pour une défaillance de l'emprunteur en termes très généraux (« somme due à quiconque ») et afférente à l'exécution de conventions distinctes » était abusive et devait être réputée non écrite, que la déchéance du terme n'avait pas été valablement prononcée à l'égard de Mme [D], faute de mise en demeure préalable, mais qu'elle avait été valablement prononcée à l'égard de M. [D] de sorte que la saisie immobilière était fondée en ce qui le concerne, la créance de la banque, fixée la somme de 115 759,75 euros, étant exigible ; qu'en statuant ainsi, quand elle avait admis que la clause d'exigibilité figurant au contrat de prêt était abusive et devait être réputée non écrite, de sorte que la banque CIC Ouest n'avait pu valablement prononcer la déchéance du terme à l'égard de M. [D] et que sa créance n'était pas non plus exigible le concernant, elle n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article L. 311-2 du code des procédures civiles d'exécution, ensemble l'article L. 132-1 du code de la consommation, dans sa version issue de l'ordonnance n° 2001-741 du 23 août 2001 applicable à la date de conclusion du prêt. »

Réponse de la Cour

4. Vu l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et l'article L. 132-1 du code de la consommation, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 :

5. Selon le deuxième de ces textes, dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat. Les clauses abusives sont réputées non écrites.

6. Pour fixer la créance de la banque à l'égard de M. [D] à la somme de 115 759,75 euros, l'arrêt retient que si le contrat de prêt d'une somme d'argent peut prévoir que la défaillance de l'emprunteur non commerçant entraînera la déchéance du terme, celle-ci ne peut, sauf stipulation expresse et non équivoque, être déclarée acquise au créancier sans la délivrance d'une mise en demeure restée sans effet, précisant le délai dont dispose le débiteur pour y faire obstacle, que la clause d'exigibilité immédiate étant réputée non écrite, la banque ne pouvait prononcer valablement la déchéance du terme, sans mise en demeure préalable des débiteurs et qu'il est constant que la banque a envoyé, à l'adresse commune des époux, une lettre de mise en demeure préalable à la déchéance du terme qui ne mentionnait que M. [D].

7. Il en déduit que la déchéance du terme n'a pas été valablement prononcée à l'égard de Mme [D], faute de mise en demeure préalable, mais que la banque a valablement prononcé la déchéance du terme à l'égard de M. [D].

8. En statuant ainsi, après avoir dit que la clause d'exigibilité immédiate stipulée au contrat de prêt constituait une clause abusive qui devait être réputée non écrite, ce dont il résultait que la déchéance du terme ne pouvait reposer sur cette clause, peu important l'envoi par la banque d'une mise en demeure, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

9. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation du chef de dispositif de l'arrêt fixant la créance de la banque à l'égard de M. [D] entraîne la cassation des autres chefs de dispositif, à l'exception de ceux disant que la clause d'exigibilité prévue au contrat de prêt présente un caractère abusif et doit être réputée non écrite et disant que la banque ne justifie pas que la déchéance du terme a été valablement prononcée à l'égard de [X] [V], épouse [D], qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il dit que la clause d'exigibilité prévue au contrat de prêt du 15 juin 2004 présente un caractère abusif et doit être réputée non écrite et dit que la société Banque CIC Ouest ne justifie pas que la déchéance du terme a été valablement prononcée à l'égard de [X] [V] épouse [D], l'arrêt rendu le 26 octobre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Rennes ;

Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Rennes autrement composée.

Condamne la société Banque CIC Ouest et la société Mutualité sociale agricole d'Armorique aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Banque CIC Ouest et la condamne à payer à MM. [Y] et [M] [D] la somme globale de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, prononcé et signé par le président en l'audience publique du trois octobre deux mille vingt-quatre et signé par Mme Thomas greffier de chambre qui a assisté au prononcé de l'arrêt. ECLI:FR:CCASS:2024:C200883

Voisinage et perte de vue

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 3

JL



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 26 septembre 2024




Cassation partielle


Mme TEILLER, président



Arrêt n° 508 F-D

Pourvoi n° T 23-13.770




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 26 SEPTEMBRE 2024

La société Les Sources, société civile immobilière, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° T 23-13.770 contre l'arrêt rendu le 24 janvier 2023 par la cour d'appel de Grenoble (1re chambre civile), dans le litige l'opposant à Mme [G] [E], domiciliée [Adresse 2], défenderesse à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Baraké, conseiller référendaire, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société civile immobilière Les Sources, de la SARL Le Prado-Gilbert, avocat de Mme [E], après débats en l'audience publique du 9 juillet 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Baraké, conseiller référendaire rapporteur, Mme Proust, conseiller doyen, et Mme Maréville, greffier de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 24 janvier 2023), soutenant que la construction d'un immeuble d'habitation collective par la société civile immobilière Les Sources (la SCI) obturait la vue dont elle disposait sur une chaîne de montagnes, lui causant une perte d'ensoleillement ainsi qu'une dépréciation de son fonds, Mme [E] l'a assignée, sur le fondement du trouble anormal de voisinage.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

2. La SCI fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à Mme [E] une certaine somme en réparation du trouble anormal de voisinage au titre de la perte de vue, alors « que ne constitue pas un trouble anormal de voisinage, le trouble que celui qui s'en prétend victime pouvait raisonnablement anticiper compte tenu de l'environnement dans lequel il s'est installé ; que, dans ses conclusions d'appel, la SCI faisait valoir, preuve à l'appui, que si l'immeuble qu'elle avait fait construire avait modifié la vue dont Mme [E] bénéficiait antérieurement depuis son habitation sur la chaîne de montagnes Belledonne, cette modification était aisément prévisible dans la mesure où la propriété de Mme [E] se trouvait dans la zone constructible la plus densément urbanisée de la commune et que plusieurs immeubles collectifs d'habitation, similaires à celui édifié par la SCI, étaient déjà implantés dans ce secteur ; qu'en se bornant à affirmer, pour retenir l'existence d'un trouble anormal de voisinage, que « toutefois Mme [E] pouvait s'attendre à divers types de constructions moins massifs et lui laissant une vue plus harmonieuse que celle actuelle », sans rechercher, ainsi qu'elle y était pourtant invitée, s'il n'existait pas déjà à proximité de l'habitation de Mme [E] d'autres immeubles collectifs d'habitation similaires à celui de la SCI, de sorte que celle-ci pouvait raisonnablement prévoir la modification de vue reprochée, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 544 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 455 du code de procédure civile :

3. Selon ce texte, tout jugement doit être motivé. Le défaut de réponse aux conclusions constitue un défaut de motifs.

4. Pour accueillir la demande de Mme [E], l'arrêt retient que la vue depuis son habitation avait été radicalement modifiée, alors qu'elle bénéficiait préalablement d'une vue dégagée sur de grands arbres et laissant apercevoir une chaîne de montagnes.

5. Il retient que, si Mme [E] devait avoir conscience de la probabilité d'une construction sur le fonds voisin, qui était constructible, susceptible de modifier sa vue, celle-ci ne pouvait s'attendre qu'à des constructions moins massives et préservant une vue plus harmonieuse que l'actuelle.

6. En statuant ainsi, sans répondre aux conclusions de la SCI, qui soutenait que plusieurs immeubles d'habitation collective, similaires à celui édifié par la SCI, étaient déjà implantés dans ce secteur, de sorte que Mme [E] pouvait s'attendre à la modification de la vue litigieuse et que, dans ces circonstances, la modification de la vue dénoncée ne caractérisait pas un trouble anormal de voisinage, la cour d'appel n'a pas satisfait aux exigences du texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société civile immobilière Les Sources à payer à Mme [E] la somme de 25 000 euros en réparation du trouble anormal de voisinage au titre de la perte de vue et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 24 janvier 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;

Condamne Mme [E] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-six septembre deux mille vingt-quatre.ECLI:FR:CCASS:2024:C300508

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lundi 7 octobre 2024

Date de prescription de l'action en garantie des vices cachés - Préjudice (réparation intégrale ou perte de chance)

 

25 septembre 2024
Cour de cassation
Pourvoi n° 23-15.925

Première chambre civile - Formation restreinte hors RNSM/NA

Publié au Bulletin

ECLI:FR:CCASS:2024:C100489

Titres et sommaires

VENTE

Texte de la décision

CIV. 1

IJ



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 25 septembre 2024




Cassation partielle


Mme CHAMPALAUNE, président



Arrêt n° 489 F-B

Pourvoi n° K 23-15.925




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 25 SEPTEMBRE 2024

M. [C] [T], domicilié, [Adresse 1], a formé le pourvoi n° K 23-15.925 contre l'arrêt rendu le 16 mars 2023 par la cour d'appel de Montpellier (4e chambre civile), dans le litige l'opposant :

1°/ à la société Caterpillar commercial services, société à responsabilité limitée (SARL), dont le siège est [Adresse 5],

2°/ à la société Eneria, société par actions simplifiée (SAS), dont le siège est [Adresse 6],

3°/ à la société Centre méditerranéen d'expertise et de diagnostic, société à responsabilité limitée (SARL), dont le siège est [Adresse 4],

4°/ à la société Axa assurances IARD mutuelle, dont le siège est [Adresse 3], société d'assurance mutuelle,

5°/ à la société Generali France, société anonyme (SA), dont le siège est [Adresse 2],

défenderesses à la cassation.

Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, quatre moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Bacache-Gibeili, conseiller, les observations de Me Balat, avocat de M. [T], de la SCP Boutet et Hourdeaux, avocat de la société Axa assurances IARD mutuelle, de la SCP Foussard et Froger, avocat de la société Caterpillar commercial services, de la SARL Gury & Maitre, avocat de la société Eneria, de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Generali France, après débats en l'audience publique du 25 juin 2024 où étaient présentes Mme Champalaune, président, Mme Bacache-Gibeili, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, et Mme Ben Belkacem, greffier de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 16 mars 2023), le 9 octobre 2000, M. [L] a acquis un navire équipé de deux moteurs de la marque Caterpillar. En juillet 2001, la société Caterpillar commercial services, ayant pour concessionnaire en France la société Eneria, a organisé un programme de changement des circuits de refroidissement d'air d'admission sur cette série de moteurs. Le 7 mai 2002, les circuits sur les moteurs du navire ont été changés par la société Diesel Mer. Le 28 juillet 2002, le navire a subi un événement de mer dont les travaux de réparation, après expertise, ont été pris en charge par la société Generali France, assureur de M. [L].

2. Le 26 avril 2005, M. [L] a vendu le navire à M. [T], après une expertise de son état, effectuée par la société Centre méditerranéen d'expertise et de diagnostic (CMED). En mai 2011, le navire a subi une panne de moteur. La société Lamy Marine, assurée par la société Axa assurances IARD mutuelle, a procédé à un diagnostic de la panne l'imputant à une casse sur défaut de pression d'huile.

3. Les 6, 7, 8 et 28 décembre 2017, après avoir obtenu une expertise en référé, M. [T] a assigné les sociétés Caterpillar, Eneria, CMED, Lamy France, Axa assurances IARD mutuelle et Generali France, en réparation de son préjudice.


Examen des moyens

Sur les troisième et quatrième moyens


4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation


Mais sur le premier moyen, pris en ses deuxième et troisième branches

Enoncé du moyen

5. M. [T] fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable son action contre les sociétés Caterpillar et Eneria, alors :

« 2°/ que le délai de l'action en garantie des vices cachés ne court qu'à partir de la découverte du vice par l'acheteur ; qu'en prenant en considération, pour le calcul des délais de mise en oeuvre de la garantie des vices cachés, la date de révélation du vice au vendeur, soit le 31 juillet 2002, et non la date de révélation du vice à l'acheteur, la cour d'appel a violé l'article 1648 du code civil, ensemble l'article L. 5113-6 du code des transports ;

3°/ que le nouveau délai butoir de vingt ans institué par l'article 2232 du code civil court, en matière de garantie des vices cachés, à compter du jour de la vente conclue par la partie recherchée en garantie et est applicable aux ventes conclues avant l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, sous réserve que le délai de prescription ne soit pas expiré à la date de son entrée en vigueur, compte étant tenu du délai déjà écoulé depuis celle du contrat conclu par la partie recherchée en garantie ; qu'en l'espèce, à la date d'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, le délai de prescription de dix ans de l'article L. 110-4 du code de commerce, dans sa rédaction applicable à l'époque de la vente, n'était pas expiré, de sorte que M. [T] pouvait se prévaloir des dispositions de l'article 2232 du code civil instituant le délai butoir de vingt ans ; qu'en considérant toutefois qu'il ne pouvait "utilement se prévaloir de la nouvelle rédaction de l'article 2232 (du code civil) qui institue le délai butoir de 20 ans", dans la mesure où "la Cour de cassation refuse d'appliquer de manière rétroactive les nouvelles règles de prescription", la cour d'appel qui n'était nullement invitée à faire une application rétroactive des nouvelles règles de prescription, a violé l'article 2232 du code civil et l'article 26, I, de la loi du 17 juin 2008. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 5113-5 du code des transports, 2232 du code civil et
26, I, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 :
6. Aux termes du premier de ces textes, en cas de vice caché, l'action en garantie contre le constructeur se prescrit par un an à compter de la date de la découverte du vice caché.

7. Aux termes du deuxième, le report du point de départ, la suspension ou l'interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit.

8. Selon le troisième, les dispositions de la loi du 17 juin 2008 qui allongent la durée d'une prescription s'appliquent lorsque le délai de prescription n'était pas expiré à la date de son entrée en vigueur. Il est alors tenu compte du délai déjà écoulé.

9. Il résulte de ces textes que l'action en garantie des vices cachés contre le constructeur doit être formée dans le délai d'un an à compter de la découverte du vice par l'acquéreur, sans pouvoir dépasser le délai-butoir de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit, qui est applicable aux ventes conclues avant l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, si le délai de prescription décennal antérieur de l'article L. 110-4 du code de commerce, qui enserrait le délai d'un an, n'était pas expiré à cette date.

10. Pour déclarer irrecevables les actions intentées par M. [T] contre les sociétés Caterpillar et Eneria, l'arrêt retient, d'une part, que l'expert ayant fixé la date d'apparition des vices cachés le 31 juillet 2002, M. [T] était forclos depuis le 31 juillet 2003, d'autre part, qu'il ne peut se prévaloir de l'article 2232 du code civil et que l'action est forclose depuis 2010, en application de l'article L.110-4 du code de commerce.

11. En statuant ainsi, sans prendre en compte la date de découverte du vice par M. [T] et sans appliquer l'article 2232 du code civil, alors que le délai de prescription de l'article L.110-4 n'était pas expiré à la date d'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Et sur le deuxième moyen

Enoncé du moyen

12. M. [T] fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes contre la société Centre méditerranéen d'expertise et diagnostic, alors « que dès lors qu'il constate l'existence d'une perte de chance, le juge doit l'indemniser, peu important que la demande du requérant ne vise pas ce fondement et que soit sollicitée la réparation de la totalité du préjudice ; qu'ayant constaté que le manquement de la société Centre méditerranéen d'expertise et diagnostic à ses obligations était avéré et qu'il était à l'origine d'une perte de chance pour M. [T] de ne pas acquérir le navire ou d'en négocier le prix, la cour d'appel ne pouvait décider qu'une indemnisation ne pouvait lui être allouée sur ce fondement dès lors qu'il ne l'invoquait pas à l'appui de sa demande et qu'en statuant comme elle l'a fait, elle a méconnu le principe précité et violé les articles 4, premier alinéa, et 5 du code de procédure civile ».

Réponse de la Cour

Vu les articles 4, alinéa 1er, du code de procédure civile et 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :

13. Il résulte de ces textes que le juge ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l'existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée.

14. Pour rejeter les demandes formées par M. [T] contre la société CMED, après avoir constaté, au vu du rapport d'expertise, que l'intervention de cette société n'avait pas eu lieu dans les règles de l'art et que sa faute était établie, en l'absence de mise en œuvre des moyens nécessaires au soutien de sa mission, l'arrêt retient que le lien causal avec le préjudice revendiqué par M. [T] qui sollicite l'indemnisation du coût de réparation des moteurs et d'un préjudice de jouissance n'est pas caractérisé puisque cette faute n'est à l'origine que d'une perte de chance de ne pas acquérir le navire ou d'en négocier le prix et que tel n'est pas le fondement de sa demande.

15. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Mise hors de cause

16. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu de mettre hors de cause la société Generali France et la société Axa assurance IARD mutuelle, dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare irrecevables les actions intentées contre la société Caterpillar commercial services et la société Eneria et en ce qu'il rejette les demandes de M. [T] contre la société Centre méditerranéen d'expertise et de diagnostic, l'arrêt rendu le 16 mars 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Montpellier ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier, autrement composée ;

Met hors de cause la société Generali France et la société Axa assurance IARD mutuelle ;

Condamne la société Caterpillar commercial services, la société Eneria et la société Centre méditerranéen d'expertise et de diagnostic aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formée par la société Caterpillar commercial services, la société Eneria et la société Centre méditerranéen d'expertise et de diagnostic et les condamne à payer à M. [T] la somme globale de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;


Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-cinq septembre deux mille vingt-quatre.

mercredi 2 octobre 2024

L'emphytéose emporte, par elle-même transfert du bailleur au preneur des actions en garantie décennale pour désordres affectant les ouvrages donnés à bail.

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 3

JL



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 11 juillet 2024




Rejet


Mme TEILLER, président



Arrêt n° 334 FS-B

Pourvoi n° C 23-12.491




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 11 JUILLET 2024

La société SMA, société anonyme, dont le siège est [Adresse 4], [Localité 3], a formé le pourvoi n° C 23-12.491 contre l'arrêt rendu le 15 décembre 2022 par la cour d'appel de Rennes (4e chambre civile), dans le litige l'opposant à la société Cadusun, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], [Localité 2], défenderesse à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Boyer, conseiller, les observations de la SCP Gadiou et Chevallier, avocat de la société SMA, de la SCP Alain Bénabent, avocat de la société Cadusun, et l'avis de M. Burgaud, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 7 mai 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Boyer, conseiller rapporteur, M. Delbano, conseiller doyen, MM. Pety, Brillet, conseillers, Mme Djikpa, M. Zedda, Mmes Brun, Vernimmen, Rat, conseillers référendaires, M. Burgaud, avocat général référendaire, et Mme Letourneur, greffier de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Rennes, 15 décembre 2022), la société Cadusun a confié, en 2010, à une entreprise assurée auprès de la société Sagena, la fourniture et la pose de panneaux photovoltaïques sur les toitures de deux bâtiments agricoles appartenant à M. [E].

2. Se plaignant de dysfonctionnements affectant la production d'énergie de l'installation, la société Cadusun a, après expertise, assigné la société Sagena, devenue SMA, en réparation sur le fondement de la garantie décennale.

3. En cours d'instance, M. [E] et la société Cadusun ont conclu un bail emphytéotique portant sur l'emprise des panneaux photovoltaïques et leurs accessoires.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

4. La société SMA fait grief à l'arrêt de la condamner à payer certaines sommes à la société Cadusun, alors :

« 1°/ que la loi attache l'action en garantie décennale à la propriété de l'ouvrage ; que, si les droits réels temporaires dont dispose l'emphytéote sur l'installation qu'il a réalisée sur le bien donné à bail peuvent éventuellement lui permettre de revendiquer le bénéfice de la garantie décennale, en cas de désordres affectant cette installation, ils ne peuvent, par principe, l'autoriser à se prévaloir de cette garantie afin d'obtenir réparation de désordres affectant le bien préexistant, et survenus antérieurement à la signature du bail ; que la cour d'appel a énoncé que le bail emphytéotique du 14 janvier 2020 conférait à l'emphytéote, la société Cadusun, un droit réel immobilier sur l'emprise des panneaux photovoltaïques, leurs accessoires et l'espace non bâti les surplombant et qu'à ce titre, elle avait qualité pour agir en responsabilité décennale ; qu'en statuant ainsi, quand elle constatait que les installations litigieuses avaient été commandées « courant 2010 », certes par la société Cadusun, mais réalisées la même année par la société Energie Bio, « sur des bacs secs sur les versants Sud des toitures de deux poulaillers et d'un hangar appartenant à M. [E] », ce dont il résultait que, nonobstant la signature, près de dix ans plus tard, du bail emphytéotique conférant un droit réel immobilier à la société Cadusun sur ces installations, seul M. [E] avait la qualité de maître d'ouvrage des panneaux photovoltaïques précédemment réalisés sur des biens qui lui appartenaient, et qui ne faisaient l'objet d'aucun bail emphytéotique, et lui seul pouvait donc agir, sur le fondement de la garantie décennale, en réparation des désordres survenus avant la conclusion du bail emphytéotique, la cour d'appel a violé l'article 1792 du code civil ;

2°/ que par exception, une stipulation expresse du bail emphytéotique peut conférer à l'emphytéote la qualité de maître d'ouvrage, nécessaire pour exercer l'action en garantie décennale contre les constructeurs, s'agissant de désordres affectant le bien préexistant, et survenus préalablement à la conclusion du bail emphytéotique ; qu'en se bornant à affirmer que le bail emphytéotique du 14 janvier 2020 conférait à l'emphytéote, la société Cadusun, un droit réel immobilier sur l'emprise des panneaux photovoltaïques, à leurs accessoires et à l'espace non bâti les surplombant et qu'à ce titre, elle [avait] qualité pour agir en responsabilité décennale, sans caractériser l'existence, au sein du bail emphytéotique conclu le 14 janvier 2020, d'une clause expresse autorisant la société Cadusun à exercer l'action en garantie décennale contre le constructeur des installations photovoltaïques réalisées sur les bâtiments appartenant à M. [E] en 2010, soit dix ans avant la signature du contrat, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 1792 du code civil, ensemble l'article 1134, devenu 1103 du même code. »

Réponse de la Cour

5. Le bail emphytéotique, régi par les articles L. 451-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime, est une convention par laquelle le bailleur transfère au preneur, pour une durée supérieure à dix-huit ans et pouvant aller jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ans, la charge de l'entretien et de la valorisation d'un patrimoine immobilier en conférant à celui-ci un droit réel, cessible, saisissable et susceptible d'hypothèque lui permettant notamment, sauf clause contraire, de profiter de l'accession pendant la durée de l'emphytéose et d'acquérir au profit du fonds des servitudes actives et de les grever, par titres, de servitudes passives, pour un temps n'excédant pas la durée du bail, en contrepartie de l'accession sans indemnité en fin de bail de tous travaux et améliorations réalisés par le preneur au profit du bailleur.

6. Sauf stipulation contraire, le preneur est tenu de toutes les contributions et charges de l'héritage et des réparations de toute nature tant en ce qui concerne les constructions existant au moment du bail que celles qui auront été élevées en exécution de la convention, mais il n'est pas obligé de reconstruire les bâtiments détruits par cas fortuit, force majeure, ou par un vice de construction antérieur au bail.

7. Il en résulte que, compte tenu de son objet, sauf stipulation contraire, l'emphytéose emporte, par elle-même, dès l'entrée en jouissance par l'effet du bail et pendant toute la durée de celui-ci, transfert du bailleur au preneur des actions en garantie décennale et en réparation à raison des désordres affectant les ouvrages donnés à bail.

8. Ayant relevé que la société Cadusun et M. [E] avaient conclu un bail emphytéotique portant sur l'emprise des panneaux photovoltaïques, leurs accessoires et l'espace non bâti les surplombant, la cour d'appel, devant laquelle l'assureur ne se prévalait d'aucune stipulation par laquelle le bailleur se serait réservé l'action en garantie décennale sur les ouvrages existant au moment du bail, en a exactement déduit, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que la société Cadusun avait, dès la conclusion du bail emphytéotique, qualité à agir sur ce fondement, à raison des désordres affectant ces panneaux.

9. Elle a ainsi légalement justifié sa décision.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société SMA aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société SMA et la condamne à payer à la société Cadusun la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du onze juillet deux mille vingt-quatre. ECLI:FR:CCASS:2024:C300334