lundi 30 mars 2020

Disparition de Philippe Malinvaud

Je suis consterné d'apprendre que Philippe Malinvaud nous a quittés, lui que nous avons tous connu toujours si vif, si actif.

Nous lui devons tous tellement.

Il venait juste de transmettre à une autre équipe la direction de l'excellente Revue de Droit Immobilier et me disait encore récemment vouloir consacrer maintenant son temps de réflexion à la réédition de son Introduction au Droit.

C'est une perte immense.

Sans lui, le droit de la construction ne sera plus le même. Son humour, sa gentillesse et la rigueur de ses raisonnements sont plus qu'irremplaçables.

Tristesse…

Lire : "In memoriam" :


  • D. 2020, p. 718, par M.  Grimaldi,
  • SJ G, 2020, n° 14 ou Constr.-urb., 2020-4, p. 1,  par H. Périnet-Marquet,
  • RDI 2020, p. 161, par R. Noguellou et M. Poumarède.

jeudi 26 mars 2020

Responsabilité de l'architecte ayant accepté la poursuite du chantier malgré l’absence de conformité des travaux réalisés

Arrêt n°224 du 19 mars 2020 (18-25.585) - Cour de cassation - Troisième chambre civile - ECLI:FR:CCASS:2020:C300224


Cassation partielle


Demandeur(s) : société SRK immobilier, société à responsabilité limitée

Défendeur(s) : société Mutuelle des architectes français (MAF) ; et autres


Faits et procédure
1. Selon l’arrêt attaqué (Rennes, 11 octobre 2018), en vue de la construction d’un atelier d’agencement, la société SRK immobilier (la société SRK) a chargé la société Rochatic architectes (la société Rochatic), assurée par la société Mutuelle des architectes français (la MAF), d’une mission de maîtrise d’oeuvre complète.

2. Selon contrats du 26 juillet 2012, le maître d’ouvrage a confié à la société FGTP, placée en redressement judiciaire depuis le 20 juillet 2011, les travaux de terrassement, VRD et espaces verts.

3. Reprochant à la société FGTP de n’avoir pas respecté les prescriptions du marché lors de la réalisation des travaux de terrassement, la société SRK a, le 12 décembre 2012, résilié les contrats confiés à cette société, qui a été placée en liquidation judiciaire le 17 avril 2013.

4. Après expertise, la société SRK a assigné la société Rochatic et son assureur, ainsi que le liquidateur de la société FGTP, en réparation des préjudices découlant des non-conformités et désordres apparus avant réception.
 
Examen du moyen



Sur le moyen unique, pris en ses première et deuxième branches

Enoncé du moyen

5. La société SRK fait grief à l’arrêt de limiter à 50 % la responsabilité de la société Rochatic, alors :

« 1°/ que, aux termes de l’article G 3.5.2 alinéa 2 du Cahier des Clauses Générales du contrat d’architecte dont la société SRK se prévalait « l’architecte déconseille le choix d’une entreprise si elle lui parait ne pas présenter les garanties suffisantes ou ne pas justifier d’une assurance apte à couvrir ses risques professionnels » ; qu’il en résulte comme le rappelait la société exposante, que l’architecte chargé d’une mission complète de maîtrise d’oeuvre est tenu à un devoir de conseil envers le maître de l’ouvrage quant au choix des entreprises qu’il choisit, lui imposant de vérifier si lesdites entreprises présentent les garanties suffisantes à savoir leur compétence et leur solidité financière ; qu’en l’espèce, les juges du fond ont constaté que la société FGTP, qui avait été conseillée par la société Rochatic architectes, était en redressement judiciaire depuis le 20 juillet 2011 soit un an avant la conclusion du contrat avec SRK Immobilier en date du 26 juillet 2012, ce qui démontrait que les difficultés financières dans lesquelles la société FGTP se trouvait déjà au moment de la passation du marché faisant ainsi courir à la société SRK Immobilier un risque grave de non-respect par cette entreprise de ses obligations, risque qui s’était finalement réalisé ; qu’il en résultait donc que la société Rochatic avait commis une faute en recommandant une entreprise en redressement judiciaire ne présentant donc pas des « garanties suffisantes » ; qu’en écartant néanmoins toute faute commise par la société Rochatic architectes maître d’oeuvre, dans le choix de la société FGTP, au motif inopérant qu’aux termes de l’article G 3.5.2. alinéa 3 le maitre de l’ouvrage s’assure de la bonne situation financière et juridique de l’entrepreneur susceptible d’être retenu pour réaliser tout ou partie des travaux, la cour d’appel a violé l’article 1147 du code civil dans sa rédaction alors applicable ;



2°/ qu’aux termes de l’article G 3.5.2 alinéa 2 du Cahier des Clauses Générales du contrat d’architecte, l’architecte déconseille le choix d’une entreprise si elle lui parait ne pas présenter les garanties suffisantes ou ne pas justifier d’une assurance apte à couvrir ses risques professionnels ; qu’en énonçant que s’il est établi que la société FGTP était en redressement judiciaire depuis le 20 juillet 2011 soit un an avant la conclusions du contrat avec SRK Immobilier en date du 26 juillet 2012, le grief reprochant à l’architecte une absence de conseil et d’avertissement dans le choix d’une société en redressement judiciaire n’est pas fondé car il n’appartient pas à l’architecte de vérifier la solvabilité des entreprises qu’il choisit ce qui ressort expressément de l’article G 3.5.2. alinéa 3 dudit cahier des Clauses Générales, la cour d’appel a dénaturé par omission l’article G 3.5.2.alinéa 2 du cahier des Clauses Générales susvisé et par fausse application l’alinéa 3 dudit article, ensemble 1134 du code civil dans sa rédaction alors applicable. »

Réponse de la Cour

6. Ayant constaté que l’alinéa 2 de l’article G 3.5.2 du cahier des clauses administratives générales du contrat d’architecte prévoyait que « l’architecte déconseille le choix d’une entreprise si elle ne lui paraît pas présenter les garanties suffisantes », tandis que l’alinéa 3 du même article stipulait que « le maître de l’ouvrage s’assure de la bonne situation financière et juridique de l’entrepreneur susceptible d’être retenu pour réaliser tout ou partie des travaux », la cour d’appel qui a relevé, sans dénaturation, que, s’il était établi que la société FGTP était en redressement judiciaire depuis le 20 juillet 2011, soit un an avant la conclusion du contrat avec la société SRK, il n’incombait pas à l’architecte de vérifier la solvabilité des entreprises qu’il choisissait, a pu en déduire que la société Rochatic n’avait pas manqué à son devoir de conseil.

7. Le moyen n’est donc pas fondé.

Sur le moyen unique, pris en ses troisième et quatrième branches

Enoncé du moyen 

8. La société SRK fait le même grief à l’arrêt, alors :

« 1°/ que la cour a retenu à l’encontre de la société Rochatic des fautes dans sa mission de suivi des travaux de terrassement et de remblais ainsi que dans sa mission de compatibilité du chantier, ayant eu pour conséquence la poursuite du chantier et le paiement des travaux qui auraient dû être arrêtés dès le constat de leur non-conformité ; que ces fautes ont contribué à la réalisation de l’entier préjudice de la société SRK que la clause stipulant que l’architecte ne sera responsable que dans la mesure de ses fautes professionnelles et ne pourra être tenu responsable, ni solidairement ni in solidum, des fautes commises par d’autres intervenants, ne fait pas obstacle à sa condamnation à indemniser l’intégralité du préjudice subi par le maître de l’ouvrage in solidum avec les autres intervenants, dès lors qu’il a contribué, par ses propres fautes, à la réalisation de l’entier dommage ; qu’en faisant cependant application de la clause G 6.3.1 du CCG pour ne retenir la responsabilité de la société Rochatic à l’égard de la société SRK immobilier qu’à hauteur de 50 % quand cette clause n’interdisait pas la condamnation de l’architecte à indemniser la société SRK immobilier de l’intégralité du préjudice que ses propres fautes avait contribué à causer, quel que soit le partage de responsabilité effectué avec la société FGTP la cour d’appel a violé les articles 1134 et 1147 anciens du code civil dans leur rédaction alors applicable ;



2°/ que les clauses d’exclusion de solidarité, sont une variante des clauses limitatives de responsabilité ; qu’en statuant comme elle l’a fait sans rechercher si la clause d’exclusion de solidarité stipulée à l’article G 6.3.1 du CCG rédigé par l’Ordre des Architectes et dont l’ensemble des dispositions sont soustraites à la négociation n’était pas susceptible de créer un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties et si elle ne devait pas en conséquence être réputée non écrite vis-à-vis de la société SRK immobilier, laquelle n’est pas professionnel en construction, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision au regard de L 132-1 du code de la consommation. »

Réponse de la Cour

9. D’une part, la société SRK n’a pas soutenu devant les juges du fond que la clause d’exclusion de solidarité stipulée à l’article G 6.3.1. du cahier des clauses administratives générales du contrat d’architecte était abusive.

10. D’autre part, la cour d’appel, qui a constaté que la clause prévoyait que « l’architecte ne peut être tenu responsable de quelque manière que ce soit, et en particulier solidairement, des dommages imputables aux actions ou omissions du maître d’ouvrage ou des autres intervenants dans l’opération faisant l’objet du présent contrat », a pu en déduire que, en application de cette clause, la responsabilité de l’architecte était limitée aux seuls dommages qui étaient la conséquence directe de ses fautes personnelles, en proportion de sa part de responsabilité.

11. La cour d’appel a donc légalement justifié sa décision, sans être tenue de procéder à une recherche qui ne lui était pas demandée.
 
Mais sur le moyen unique, pris en sa cinquième branche

Enoncé du moyen

12. La société SRK fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande tendant à la condamnation de la société Rochatic et de la MAF au titre de l’indemnité d’interruption du contrat, alors « qu’ en se bornant à affirmer que la résiliation du contrat de la société FGTP par le maître de l’ouvrage n’était pas imputable à la société Rochatic, chargée d’une mission de maîtrise d’oeuvre complète, tout en constatant que cette dernière n’avait pas décelé la non-conformité des matériaux que la société FGTP employait non plus que les malfaçons affectant les travaux de terrassement, ce dont il résultait que la société Rochatic était bien responsable de la résiliation du contrat d’entreprise de la société FGTP qu’elle avait elle-même choisie, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations au regard de l’article 1147 du code civil dans sa rédaction alors applicable. »

Réponse de la Cour

Vu l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :

13. Aux termes de ce texte, le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part.

14. Pour rejeter la demande de la société SRK au titre de l’indemnité contractuelle d’interruption du contrat, l’arrêt retient que la résiliation du contrat par le maître de l’ouvrage n’est pas imputable à la société Rochatic.

15. En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que la société Rochatic avait accepté la poursuite du chantier malgré l’absence de conformité des travaux réalisés, laquelle avait motivé la résiliation du marché par la société SRK, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il rejette la demande de la société SRK tendant à la condamnation de la société Rochatic et de la MAF au titre de l’indemnité d’interruption du contrat, l’arrêt rendu le 11 octobre 2018, entre les parties, par la cour d’appel de Rennes ;
 
Remet, sur ce point, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Rennes, autrement composée ;


Président : M. Chauvin
Rapporteur : M. Jacques
Avocat général : Mme Vassallo, premier avocat général
Avocat(s) : SCP Le Bret-Desaché - SCP Boulloche

Des dysfonctionnements du réseau d’assainissement relèvent de la garantie décennale d'ordre public

Note Pagès-de-Varenne, Constr.-urb., 2020-6, p. 27.

Note Serinet, SJ G 2020, p. 1447.
Note Poumarède, RDI 2020, p. 540.

Arrêt n°223 du 19 mars 2020 (18-22.983) - Cour de cassation - Troisième chambre civile - ECLI:FR:CCASS:2020:C300223


Cassation


Demandeur(s) : M. A... X... ; et autres

Défendeur(s) : M. B... Y...



Faits et procédure
1. Selon l’arrêt attaqué (Amiens, 7 juin 2018), M. et Mme Z... ont vendu leur maison d’habitation à M. et Mme X.... Il a été stipulé dans l’acte notarié que le bien était raccordé à un système d’assainissement individuel en bon état de fonctionnement et que l’acquéreur prenait acte de cette situation et voulait en faire son affaire personnelle sans aucun recours contre quiconque.

2. M. et Mme X..., ayant constaté des dysfonctionnements du réseau d’assainissement, ont, après expertise, assigné en indemnisation sur le fondement des articles 1792 et suivants du code civil, M. Y..., entrepreneur qui avait réalisé l’assainissement.

Examen des moyens
 
Sur le moyen relevé d’office

3. Après avis donné aux parties en application de l’article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l’article 620, alinéa 2, du même code.

Vu l’article 1792-5 du code civil :

4. Aux termes de ce texte, toute clause d’un contrat qui a pour objet, soit d’exclure ou de limiter la responsabilité prévue aux articles 1792, 1792-1 et 1792-2, soit d’exclure les garanties prévues aux articles 1792-3 et 1792-6 ou d’en limiter la portée, soit d’écarter ou de limiter la solidarité prévue à l’article 1792-4, est réputée non écrite.

5. Pour déclarer irrecevables, pour cause d’exclusion de garantie décennale, les demandes de M. et Mme X..., l’arrêt retient que le litige porte sur le système d’assainissement installé par M. Y... et qu’il résulte des termes de l’acte de vente conclu entre M. et Mme Z... et M. et Mme X... que les parties ont entendu exclure tout recours contre quiconque de la part des acquéreurs concernant le raccordement au réseau d’assainissement.

6. En statuant ainsi, alors que la clause dont elle a fait application avait pour effet d’exclure la garantie décennale des constructeurs et devait, par suite, être réputée non écrite, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les moyens du pourvoi, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 7 juin 2018, entre les parties, par la cour d’appel de la cour d’appel d’Amiens ;

Remet l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel d’Amiens, autrement composée ;




Président : M. Chauvin
Rapporteur : M. Nivôse
Avocat général : Mme Vassallo, premier avocat général
Avocat(s) : Me Balat - SCP Rocheteau et Uzan-Sarano

L’interruption, puis la suspension de la prescription quinquennale de l’action en responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur quant aux désordres révélés en l’absence de réception de l’ouvrage n’avaient pas profité à la société Bouygues, l’instance en référé ayant été introduite par les consorts X...,

Note G. Loiseau, SJ  G 2020, p. 1029.

Note Strickler, Procédures, 2020-6, p. 18.

Commentaire au rapport 2020 de la Cour de cassation :

Architecte entrepreneur – Responsabilité – Responsabilité à l’égard du vendeur – Responsabilité contractuelle de droit commun – Action en responsabilité – Délai quinquennal – Interruption et suspension – Causes – Assignation en référé – Bénéficiaire – Détermination – Portée
3e Civ., 19 mars 2020, pourvoi nº 19-13.459, publié au Bulletin, rapport de M. Bech et avis de Mme Vassallo

En l’absence de réception de l’ouvrage, le délai de prescription de l’action du maître de l’ouvrage en responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur est de cinq ans. L’instance en référé n’ayant pas été introduite par le maître de l’ouvrage, l’interruption puis la suspension de cette prescription ne lui profitent pas.

Le présent arrêt offre à la Cour de cassation l’occasion d’enrichir sa jurisprudence sur les règles de prescription dans le domaine du droit de la construction, après l’entrée en vigueur de la loi no 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

L’article 1792-4-3 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi précitée, dispose que, «en dehors des actions régies par les articles 1792-3, 1792-4-1 et 1792-4-2, les actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs désignés aux articles 1792 et 1792-1 et leurs sous-traitants se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux».

L’article 2224 du même code, dans sa version actuelle, prévoit que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.

Lorsque l’ouvrage a fait l’objet d’une réception, l’action du maître de l’ouvrage en indemnisation de préjudices nés de désordres relevant de la garantie décennale des constructeurs est soumise aux dispositions du premier texte cité.

En l’absence de réception, la garantie décennale ne peut être invoquée et le maître de l’ouvrage souhaitant agir contre un constructeur avec lequel il était lié par un contrat doit rechercher sa responsabilité contractuelle de droit commun.

En l’espèce, à la suite d’un engagement pris à l’égard de particuliers auxquels elle avait acheté des terrains, une société avait confié à une entreprise l’exécution de travaux de voirie et de création de réseaux dans la propriété des vendeurs. Il n’était pas discuté que la société ayant commandé les travaux agissait en qualité de maître de l’ouvrage. Se plaignant de désordres et d’un retard dans la réalisation des travaux, les propriétaires du terrain avaient assigné la société et l’entreprise en référé-expertise. Après dépôt du rapport de l’expert, la société avait conclu avec eux une transaction d’indemnisation et s’est ensuite retournée contre l’entreprise pour obtenir la réparation de ses préjudices.

La cour d’appel saisie du litige a appliqué le délai quinquennal de prescription à l’action du maître de l’ouvrage et en a fixé le point de départ au jour où celui-ci avait connu les faits lui permettant d’exercer son action, soit, selon elle, à la date de l’assignation en référé-expertise, la cour ajoutant que cet acte avait interrompu le délai de prescription qui s’était trouvé suspendu durant le temps des opérations d’expertise, de sorte que les demandes du maître de l’ouvrage échappaient à la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action.

L’entreprise soutenait dans le premier moyen de son pourvoi que le délai de prescription n’avait été ni interrompu ni suspendu par l’assignation en référé dans la mesure où l’initiative de l’instance ainsi engagée avait été prise par les propriétaires du terrain qui avaient sollicité l’organisation d’une expertise. Le moyen était fondé, outre sur une méconnaissance du principe de la contradiction, sur une violation des articles 2224, 2239 et 2241 du code civil.

Pour sa part, la société maître de l’ouvrage soutenait, entre autres objections, que la critique du pourvoi était inopérante puisque, avant l’entrée en vigueur de la loi no 2008-561 du 17 juin 2008 précitée, la Cour de cassation avait fixé à dix ans à compter de la manifestation du dommage le délai de prescription de l’action en responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur en l’absence de réception et que ce délai décennal avait été maintenu par le législateur à l’article 1792-4-3 du code civil. Selon la défenderesse au pourvoi, il y avait lieu de retenir le délai de dix ans, de le faire courir à compter de la manifestation du dommage, fixée par la cour d’appel à la date de l’assignation en référé, et de constater qu’elle avait agi dans les dix ans suivant cette date.

Cet argument amenait, incidemment, la troisième chambre civile de la Cour de cassation à envisager la question de la durée du délai de prescription de l’action du maître de l’ouvrage dès lors que, selon la solution retenue, les branches du moyen relatives aux effets interruptif et suspensif de l’assignation en référé s’avéraient ou non inopérantes.

Les parties s’accordaient sur l’absence de réception des travaux litigieux. Il s’agissait en conséquence de préciser le délai enfermant l’action du maître de l’ouvrage fondée sur la responsabilité contractuelle de droit commun de l’entreprise. Ce délai était-il celui, décennal, de l’article 1792-4-3 du code civil, ou celui, quinquennal, de l’article 2224 du même code et de l’article L. 110-4 du code de commerce que l’entreprise invoquait au soutien de sa fin de non-recevoir tirée de la prescription?

Plusieurs auteurs estiment que l’article 1792-4-3 du code civil, en ce qu’il suppose une réception de l’ouvrage, ne peut être invoqué lorsque celle-ci fait défaut. Ils préconisent l’adoption du délai de cinq ans de l’article 2224 du code civil.

D’un autre côté, il peut être observé que la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait manifesté, avant l’adoption du nouveau régime de prescription, la volonté d’uniformiser les délais de prescription en matière de construction. Ainsi avait-elle jugé, par un arrêt du 24 mai 2006 (3e Civ., 24 mai 2006, pourvoi no 04-19.716, Bull. 2006, III, no 132), que l’action en responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur quant aux désordres révélés en l’absence de réception se prescrivait par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Elle avait de la sorte réduit le délai de l’action contre le constructeur, qui était initialement de trente ans.

Par l’arrêt ici commenté, la troisième chambre civile de la Cour de cassation décide de soumettre le délai de l’action en responsabilité contractuelle du maître de l’ouvrage contre un constructeur aux dispositions de l’article 2224 du code civil et de le faire partir de la date à laquelle le maître de l’ouvrage a connu les faits lui permettant d’exercer son action.

La troisième chambre civile écarte, par là même, l’application de l’article 1792-4-3 du code civil et ne transpose pas le délai décennal, même en en aménageant les modalités, à la situation dans laquelle aucune réception n’est intervenue. Elle complète ainsi sa jurisprudence sur les délais de prescription des différentes actions envisageables dans le domaine du droit de la construction. Par deux arrêts du 16 janvier 2020 également publiés au Rapport annuel de la Cour de cassation (3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 18-25.915, publié au Bulletin ; 3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 18-21.895, publié au Bulletin), elle a jugé, dans un cas, que le recours d’un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relève des dispositions de l’article 2224 du code civil et, dans l’autre, que l’action fondée sur l’article 2270-2, devenu 1792-4-2, du code civil est réservée au maître de l’ouvrage et n’est pas ouverte à un tiers à l’opération de construire.

Arrêt n°222 du 19 mars 2020 (19-13.459) - Cour de cassation - Troisième chambre civile - ECLI:FR:CCASS:2020:C300222


Cassation partielle sans renvoi


Demandeur(s) : Société de travaux publics et de construction du littoral, société par actions simplifiée

Défendeur(s) : société Bouygues immobilier, société par actions simplifiée



Faits et procédure

1. Selon l’arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 10 janvier 2019), par marché du 14 octobre 2009, la société Bouygues immobilier (la société Bouygues) a confié, en qualité de maître de l’ouvrage, à la Société de travaux publics et de construction du littoral (la société STPCL) l’exécution de travaux de voirie et réseaux divers dans la propriété de M. X... et Mme X... (les consorts X...).

2. Le 25 mars 2010, se plaignant du retard dans la réalisation des travaux et de désordres, ceux-ci ont assigné en référé les sociétés Bouygues et STPCL et ont obtenu la désignation, par ordonnance du 31 mars 2010, d’un technicien qui a déposé son rapport le 25 octobre 2011.

3. Les consorts X... ont conclu une transaction d’indemnisation avec la société Bouygues, qui a assigné, le 14 décembre 2015, la société STPCL en indemnisation de ses préjudices.

Examen des moyens



Sur le premier moyen, pris en ses deux premières branches

Enoncé du moyen

4. La société STPCL fait grief à l’arrêt de la condamner à payer diverses sommes à la société Bouygues aux titres de la reprise des désordres et des travaux supplémentaires et de l’indemnisation d’un préjudice financier, alors « 1°/ que la demande en justice n’interrompt le délai de prescription que si elle a été signifiée par le créancier lui-même au débiteur se prévalant de la prescription ; que l’arrêt attaqué constate que l’assignation en référé du 25 mars 2010 n’avait pas été signifiée à la société STPCL par la société Bouygues immobilier mais par les consorts X... ; qu’en considérant, pour rejeter la fin de non-recevoir, que cette assignation avait interrompu le délai de prescription de l’action exercée par la société Bouygues immobilier à l’encontre de la société STPCL, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les articles 2224 et 2241 du code civil ;
2°/ que, lorsque le juge accueille une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès, la suspension de la prescription ne joue qu’au profit de la personne qui a sollicité cette mesure ; que la cour d’appel a constaté que la demande d’expertise avait été sollicitée, non par la société Bouygues immobilier, mais par les consorts X... ; qu’en considérant que le délai de prescription de l’action exercée par la société Bouygues immobilier à l’encontre de la société STPCL s’était trouvé suspendu durant les opérations d’expertise, elle a violé les articles 2224 et 2239 du code civil. »
 

Réponse de la Cour

Vu les articles 2224, 2239 et 2241 du code civil et l’article L. 110-4 du code de commerce :

5. Selon le premier de ces textes, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. Il résulte du dernier de ces textes que le même délai s’applique aux actions entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants.

6. Selon le deuxième et le troisième de ces textes, la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription et la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès.

7. L’article 1792-4-3 du code civil, créé par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, dispose que les actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs et leurs sous-traitants, à l’exception de celles qui sont régies par les articles 1792-3, 1792-4-1 et 1792-4-2 du même code, se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux. Ce texte ne saurait ainsi recevoir application lorsqu’aucune réception de l’ouvrage n’est intervenue.

8. La Cour de cassation avait décidé, avant l’entrée en vigueur de la loi précitée, que la responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur quant aux désordres de construction révélés en l’absence de réception se prescrivait par dix ans à compter de la manifestation du dommage (3e Civ., 24 mai 2006, pourvoi n° 04-19.716, Bull. 2006, III, n° 132). Le délai d’action contre le constructeur, initialement de trente ans, avait ainsi été réduit.

9. L’article 2224 du code civil issu de la loi du 17 juin 2008 dispose que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans et ce délai est repris par l’article L. 110-4 du code de commerce, dans sa rédaction issue de la même loi, pour les actions nées à l’occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants.

10. Dès lors, la cour d’appel a exactement retenu que le délai de prescription applicable en la cause était celui de cinq ans prévu par ces textes et que ce délai avait commencé à courir à compter du jour où la société Bouygues avait connu les faits lui permettant d’exercer son action à l’encontre de la société STPCL, soit le jour de l’assignation en référé du 25 mars 2010.

11. Cependant, la Cour de cassation a jugé que seule une initiative du créancier de l’obligation peut interrompre la prescription et que lui seul peut revendiquer l’effet interruptif de son action et en tirer profit (Com., 9 janvier 1990, pourvoi n° 88-15.354 Bull 1990 IV n° 11 ; 3e Civ., 14 février 1996, pourvoi n° 94-13.445 ; 2e Civ., 23 novembre 2017, pourvoi n° 16-13.239). 

12. De la même façon, lorsque le juge accueille une demande de mesure d’instruction avant tout procès, la suspension de la prescription, qui fait, le cas échéant, suite à l’interruption de celle-ci au profit de la partie ayant sollicité la mesure en référé, tend à préserver les droits de cette partie durant le délai d’exécution de la mesure et ne joue qu’à son profit (2e Civ., 31 janvier 2019, pourvoi n° 18-10.011). 

13. Pour condamner la société STPCL au paiement de différentes sommes à la société Bouygues, l’arrêt retient que l’action engagée par celle-ci sur le fondement contractuel, en l’absence de réception, se prescrit par cinq ans en application de l’article 2224 du code civil ou de l’article L. 110-4 du code de commerce, que l’assignation en référé du 25 mars 2010 a interrompu le délai de prescription et que ce délai s’est trouvé suspendu durant les opérations de consultation jusqu’au dépôt du rapport.

14. En statuant ainsi, alors que l’interruption, puis la suspension de la prescription quinquennale de l’action en responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur quant aux désordres révélés en l’absence de réception de l’ouvrage n’avaient pas profité à la société Bouygues, l’instance en référé ayant été introduite par les consorts X..., la cour d’appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquence de la cassation

15. La cassation à intervenir sur le premier moyen rend sans objet l’examen des deux autres moyens.

16. Il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 1er, du code de l’organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile, la cassation prononcée n’impliquant pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond.

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il condamne la Société de travaux publics et de construction du littoral à payer à la société Bouygues immobilier les sommes de 59 114 euros au titre des travaux de reprise des désordres, de 9 150 euros au titre de la reprise des travaux supplémentaires et de 10 000 euros au titre de l’indemnisation du préjudice financier subi du fait des travaux dits “d’indemnisation”, l’arrêt rendu le 10 janvier 2019, entre les parties, par la cour d’appel d’Aix-en-Provence ;

DIT n’y avoir lieu à renvoi ;

Déclare irrecevables les demandes de la société Bouygues aux titres de la réparation des désordres, de la reprise des travaux supplémentaires et de l’indemnisation du préjudice financier.



Président : M. Chauvin
Rapporteur : M. Bech
Avocat général : Mme Vassallo, premier avocat général
Avocat(s) : SCP Colin-Stoclet - SCP Rocheteau et Uzan-Sarano