jeudi 19 mars 2020

Recevabilité des conclusions d'appel en garantie du maître d'ouvrage en cas de litige sur le décompte définitif (CE)

Conseil d'État

N° 425168   
ECLI:FR:CECHR:2020:425168.20200127
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
7ème - 2ème chambres réunies
M. Yohann Bouquerel, rapporteur
M. Gilles Pellissier, rapporteur public
SCP BOULLOCHE ; SCP DIDIER, PINET ; SCP BOULLEZ, avocats


lecture du lundi 27 janvier 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS





Texte intégral

Vu la procédure suivante :

La société Alm Allain, en sa qualité de mandataire du groupement composé d'elle-même et de la société BG2C, a demandé au tribunal administratif de Bordeaux la condamnation du centre hospitalier de Libourne à lui verser la somme de 281 144 euros HT, en réparation du préjudice subi du fait de la perte de chances sérieuses de remporter le marché portant sur le lot n° 2 " terrassement et gros oeuvre " relatif à la construction d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes à Libourne. Par un jugement n° 1204319 du 10 juillet 2015, le tribunal administratif de Bordeaux a condamné le centre hospitalier de Libourne à verser à la société Alm Allain la somme de 160 000 euros à titre d'indemnité et a condamné le groupement de maîtrise d'oeuvre représenté par la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés à garantir intégralement le centre hospitalier de Libourne de la condamnation mise à sa charge.

Par un arrêt n° 15BX03010 du 28 août 2018, la cour administrative d'appel de Bordeaux a, sur appel de la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés, réformé ce jugement en condamnant cette société à garantir le centre hospitalier de Libourne à hauteur de 40 % de la somme de 160 000 euros.

Par un pourvoi sommaire, enregistré le 31 octobre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat et régularisé le 9 novembre 2018, et un mémoire complémentaire, enregistré le 30 janvier 2019, la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il l'a condamnée à garantir le centre hospitalier de Libourne à hauteur de 40 % de la somme de 160 000 euros ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier de Libourne la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code des marchés publics ;
- la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 ;
- le décret n° 93-1268 du 29 novembre 1993 ;
- l'arrêté du 21 décembre 1993 précisant les modalités techniques d'exécution des missions de maîtrise d'oeuvre confiées par des maîtres d'ouvrage publics à des prestataires de droit privé ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. François Lelièvre, maître des requêtes

- les conclusions de M. Gilles Pellissier, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Boulloche, avocat de la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés, à la SCP Didier, Pinet, avocat du centre hospitalier de Libourne et à la SCP Boullez, avocat de la société Edeis ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, pour la construction d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, le centre hospitalier de Libourne a conclu le 24 juillet 2009 un contrat de maîtrise d'oeuvre avec un groupement solidaire d'entreprises, composé de la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés, mandataire du groupement, du bureau d'étude Laumond Faure Ingénierie, aux droits duquel sont venues successivement les sociétés SNC Lavallin et Edeis, et de M. B... A..., paysagiste. Le groupement d'entreprises composé de la société Alm Allain et de la société BG2C a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner le centre hospitalier de Libourne à lui verser une indemnité de 281 144 euros HT, en réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de l'éviction de sa candidature pour l'attribution du lot n° 2 " terrassements et gros oeuvre " du marché de travaux passé par l'hôpital. Par un jugement du 10 juillet 2015, le tribunal administratif de Bordeaux a condamné, d'une part, le centre hospitalier de Libourne à verser au groupement précité la somme de 160 000 euros et, d'autre part, la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés à garantir intégralement le centre hospitalier de Libourne du paiement de cette somme. Par un arrêt du 28 août 2018, la cour administrative d'appel de Bordeaux, sur appel principal de la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés, a réduit sa garantie à 40 % de la somme de 160 000 euros mise à la charge du centre hospitalier de Libourne et a rejeté le surplus des conclusions des parties. La société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés demande l'annulation de cet arrêt en tant qu'il la condamne à garantir le centre hospitalier de Libourne à hauteur de 40 % de la somme de 160 000 euros.

2. L'ensemble des opérations auxquelles donne lieu l'exécution d'un marché public est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l'établissement du décompte général et définitif détermine les droits et obligations définitifs des parties. Toutes les conséquences financières de l'exécution du marché sont retracées dans ce décompte même lorsqu'elles ne correspondent pas aux prévisions initiales. Toutefois, la circonstance que le décompte général d'un marché public soit devenu définitif ne fait pas, par elle-même, obstacle à la recevabilité de conclusions d'appel en garantie du maître d'ouvrage contre le titulaire du marché, sauf s'il est établi que le maître d'ouvrage avait eu connaissance de l'existence du litige avant qu'il n'établisse le décompte général du marché et qu'il n'a pas assorti le décompte d'une réserve, même non chiffrée, concernant ce litige. Lorsqu'un maître d'ouvrage, attrait par un concurrent évincé devant le juge administratif, et ainsi nécessairement informé de l'existence d'un litige, après avoir appelé en garantie le maître d'oeuvre, signe avec celui-ci, sans l'assortir de réserve, le décompte général du marché qui les lie, le caractère définitif de ce dernier a pour effet de lui interdire toute réclamation correspondant à ces sommes.

3. Pour écarter le moyen tiré de l'irrecevabilité des conclusions d'appel en garantie présentées par le centre hospitalier de Libourne contre la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés, la cour administrative d'appel a jugé que l'intervention du décompte général du marché de maîtrise d'oeuvre conclu avec cette société ne pouvait faire obstacle à la recevabilité de ces conclusions, alors qu'il résultait de ses propres constations que le décompte avait été établi postérieurement à l'appel en garantie et à une date à laquelle le maître d'ouvrage avait nécessairement connaissance du litige l'opposant au groupement d'entreprises composé de la société Alm Allain et de la société BG2C. Elle a, par suite, entaché son arrêt d'erreur de droit.

4. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, que l'arrêt attaqué doit être annulé en tant qu'il statue sur les conclusions d'appel en garantie du centre hospitalier de Libourne contre la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés.

5. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond dans cette mesure en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

6. Il résulte de ce qui a été dit aux points 2 et 3 que la notification par le centre hospitalier de Libourne, le 5 mars 2015, à la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés du décompte général et définitif du marché, non assorti d'une quelconque réserve, même non chiffrée, fait obstacle à ce que les conclusions de son appel en garantie dirigées contre cette société puissent être accueillies.

7. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de l'appel, que le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 10 juillet 2015 doit être annulé en tant qu'il a condamné la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés à garantir intégralement le centre hospitalier de Libourne de la condamnation mise à sa charge dans le litige qui l'opposait à la société Alm Alain.

8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du centre hospitalier de Libourne la somme de 3 000 euros à verser à la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font, en revanche, obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de cette société qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées au même titre par la société Edeis.




D E C I D E :
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Article 1er : L'article 2 de l'arrêt du 28 août 2018 de la cour administrative d'appel de Bordeaux ainsi que l'article 5 du même arrêt en tant qu'il rejette les conclusions présentées par société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont annulés.
Article 2 : Les conclusions présentées par le centre hospitalier de Libourne devant le tribunal administratif de Bordeaux tendant à ce que la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés soit appelée à le garantir des condamnations prononcées à son encontre, ainsi que ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : Le centre hospitalier de Libourne versera à la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, pour la présente instance et pour les instances devant le tribunal administratif et la cour administrative d'appel de Bordeaux. Les conclusions présentées au même titre par la société Edeis sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Atelier d'architecture Bégué Peyrichou Gérard et associés, au centre hospitalier de Libourne et à la société Edeis.
Copie en sera adressée à M. B... A... et aux sociétés Alm Allain, BG2C et Seg Fayat.






Analyse

Abstrats : 39-05-02-01-02 MARCHÉS ET CONTRATS ADMINISTRATIFS. EXÉCUTION FINANCIÈRE DU CONTRAT. RÈGLEMENT DES MARCHÉS. DÉCOMPTE GÉNÉRAL ET DÉFINITIF. EFFETS DU CARACTÈRE DÉFINITIF. - APPEL EN GARANTIE D'UN MAÎTRE D'OUVRAGE CONTRE LE TITULAIRE DU MARCHÉ DONT LE DÉCOMPTE EST DEVENU DÉFINITIF [RJ1] - 1) IRRECEVABILITÉ LORSQUE LE MAÎTRE D'OUVRAGE A EU CONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DU LITIGE AVANT L'ÉTABLISSEMENT DU DÉCOMPTE ET QU'IL N'A PAS ASSORTI LE DÉCOMPTE D'UNE RÉSERVE [RJ2] - 2) APPLICATION - MAÎTRE D'OUVRAGE ATTRAIT PAR UN CONCURRENT ÉVINCÉ DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF ET AYANT SIGNÉ AVEC LE MAÎTRE D'ŒUVRE LE DÉCOMPTE GÉNÉRAL SANS L'ASSORTIR DE RÉSERVE - IRRECEVABILITÉ DE L'APPEL EN GARANTIE.
39-06-01-06 MARCHÉS ET CONTRATS ADMINISTRATIFS. RAPPORTS ENTRE L'ARCHITECTE, L'ENTREPRENEUR ET LE MAÎTRE DE L'OUVRAGE. RESPONSABILITÉ DES CONSTRUCTEURS À L'ÉGARD DU MAÎTRE DE L'OUVRAGE. ACTIONS EN GARANTIE. - APPEL EN GARANTIE D'UN MAÎTRE D'OUVRAGE CONTRE LE TITULAIRE DU MARCHÉ DONT LE DÉCOMPTE EST DEVENU DÉFINITIF [RJ1] - 1) IRRECEVABILITÉ LORSQUE LE MAÎTRE D'OUVRAGE A EU CONNAISSANCE DE L'EXISTENCE DU LITIGE AVANT L'ÉTABLISSEMENT DU DÉCOMPTE ET QU'IL N'A PAS ASSORTI LE DÉCOMPTE D'UNE RÉSERVE [RJ2] - 2) APPLICATION - MAÎTRE D'OUVRAGE ATTRAIT PAR UN CONCURRENT ÉVINCÉ DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF ET AYANT SIGNÉ AVEC LE MAÎTRE D'ŒUVRE LE DÉCOMPTE GÉNÉRAL SANS L'ASSORTIR DE RÉSERVE - IRRECEVABILITÉ DE L'APPEL EN GARANTIE.

Résumé : 39-05-02-01-02 1) L'ensemble des opérations auxquelles donne lieu l'exécution d'un marché public est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l'établissement du décompte général et définitif détermine les droits et obligations définitifs des parties. Toutes les conséquences financières de l'exécution du marché sont retracées dans ce décompte même lorsqu'elles ne correspondent pas aux prévisions initiales. Toutefois, la circonstance que le décompte général d'un marché public soit devenu définitif ne fait pas, par elle-même, obstacle à la recevabilité de conclusions d'appel en garantie du maître d'ouvrage contre le titulaire du marché, sauf s'il est établi que le maître d'ouvrage avait eu connaissance de l'existence du litige avant qu'il n'établisse le décompte général du marché et qu'il n'a pas assorti le décompte d'une réserve, même non chiffrée, concernant ce litige.... ,,2) Lorsqu'un maître d'ouvrage, attrait par un concurrent évincé devant le juge administratif, et ainsi nécessairement informé de l'existence d'un litige, après avoir appelé en garantie le maître d'oeuvre, signe avec celui-ci, sans l'assortir de réserve, le décompte général du marché qui les lie, le caractère définitif de ce dernier a pour effet de lui interdire toute réclamation correspondant à ces sommes.
39-06-01-06 1) L'ensemble des opérations auxquelles donne lieu l'exécution d'un marché public est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l'établissement du décompte général et définitif détermine les droits et obligations définitifs des parties. Toutes les conséquences financières de l'exécution du marché sont retracées dans ce décompte même lorsqu'elles ne correspondent pas aux prévisions initiales. Toutefois, la circonstance que le décompte général d'un marché public soit devenu définitif ne fait pas, par elle-même, obstacle à la recevabilité de conclusions d'appel en garantie du maître d'ouvrage contre le titulaire du marché, sauf s'il est établi que le maître d'ouvrage avait eu connaissance de l'existence du litige avant qu'il n'établisse le décompte général du marché et qu'il n'a pas assorti le décompte d'une réserve, même non chiffrée, concernant ce litige.... ,,2) Lorsqu'un maître d'ouvrage, attrait par un concurrent évincé devant le juge administratif, et ainsi nécessairement informé de l'existence d'un litige, après avoir appelé en garantie le maître d'oeuvre, signe avec celui-ci, sans l'assortir de réserve, le décompte général du marché qui les lie, le caractère définitif de ce dernier a pour effet de lui interdire toute réclamation correspondant à ces sommes.



[RJ1] Cf., sur la recevabilité de cette action alors même que le décompte du marché est devenu définitif, CE, 15 novembre 2011, Commune de Dijon, n° 349107, T. pp. 854-855.,,[RJ2] Cf. CE, 6 mai 2019, Société Icade Promotion, n° 420765, à mentionner aux Tables.  

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