mercredi 15 octobre 2025

Forclusion, prescription, causes d'interruption ou de suspension, reconnaissance de responsabilité décennale

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 3

SA



COUR DE CASSATION
______________________


Arrêt du 9 octobre 2025




Cassation partielle


M. BOYER, conseiller doyen
faisant fonction de président



Arrêt n° 438 FS-B

Pourvoi n° Z 23-20.446


R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 9 OCTOBRE 2025


La société du Gros Faulx, exploitation agricole à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3], [Localité 1], a formé le pourvoi n° Z 23-20.446 contre l'arrêt rendu le 29 juin 2023 par la cour d'appel d'Amiens (chambre économique), dans le litige l'opposant :

1°/ à la société Bulcke Ondernemingen Nv, société anonyme, dont le siège est [Adresse 4], [Localité 5] ( Belgique)

2°/ à la société Abeille IARD et santé, dont le siège est [Adresse 2], [Localité 6], anciennement dénommée Aviva assurances,

défenderesses à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Vernimmen, conseillère référendaire, les observations de la SCP Sevaux et Mathonnet, avocat de la société du Gros Faulx, de la SCP Duhamel, avocat de la société Bulcke Ondernemingen Nv, de la SCP Ohl et Vexliard, avocat de la société Abeille IARD et santé, et l'avis de M. Burgaud, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 8 juillet 2025 où étaient présents M. Boyer, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Vernimmen, conseillère référendaire rapporteure, Mme Abgrall, conseillère faisant fonction de doyenne, MM. Pety, Brillet, Mmes Foucher-Gros, Guillaudier, conseillers, M. Zedda, Mmes Rat, Bironneau, M. Cassou de Saint-Mathurin, conseillers référendaires, et Mme Letourneur, greffière de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, du président et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 29 juin 2023), la société du Gros Faulx (le maître de l'ouvrage) a confié en 2005 à la société Bulcke Ondernemingen Nv (le constructeur) la réalisation d'une fosse à lisier en béton surmontée de caillebotis et logettes pour bovins dans un bâtiment à usage de stabulation.

2. Le maître de l'ouvrage a souscrit une assurance multirisque exploitation auprès de la société Aviva assurances, dénommée désormais Abeille IARD et santé (l'assureur multirisque exploitation).

3. Le constructeur est intervenu en 2012 pour reprendre partiellement ses travaux.

4. Le 7 mars 2018, le mur porteur de la fosse à lisier s'est effondré.

5. Les 25 mai et 26 juin 2020, le maître de l'ouvrage a assigné, après expertise, le constructeur et l'assureur multirisque exploitation en indemnisation de ses préjudices.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

6. Le maître de l'ouvrage fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable comme prescrite son action dirigée contre le constructeur et l'assureur multirisque exploitation, alors :

« 1°/ que le délai de garantie décennale est un délai de forclusion qui, avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2008-561du 17 juin 2008, pouvait être interrompu par la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrit ; que les dispositions transitoires figurant à l'article 26 de la loi du 17 juin 2008 ne concernent que les dispositions de cette loi qui allongent ou réduisent la durée de la prescription et ne concernent pas les dispositions de la loi qui créent de nouvelles causes d'interruption ou de suspension de la loi ou qui en suppriment, et sont dès lors inapplicables aux délais de forclusion en cours, qui demeurent donc susceptibles d'être interrompus par une reconnaissance de responsabilité, fût-ce postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 ; qu'en retenant, pour juger l'action du maître de l'ouvrage prescrite, que « le point de départ du délai pour agir (10 ans) est celui de la réception des travaux de construction de la fosse à lisier au mois de juin 2005 sans que ce délai puisse être interrompu », la cour d'appel a fait une fausse application de l'article 2020 du code civil, en sa rédaction résultant de loi du 17 juin 2008 ;

2°/ que la cour d'appel qui s'est bornée à affirmer que « la pose de la bordurette en 2012 par le constructeur n'était pas la cause du sinistre du 7 mars 2018 », pour en déduire que « le point de départ du délai pour agir (10 ans) est celui de la réception des travaux de construction de la fosse à lisier au mois de juin 2015 [sic] », de sorte que l'action introduite plus de dix ans après cette date était irrecevable, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l'intervention de le constructeur en 2012 consistant en l'ajout d'une bordurette, dont il n'a jamais été argué qu'elle était la cause du sinistre, n'était pas précisément destinée à limiter les effets rendus visibles par le glissement de la logette dénoncé la même année, et s'il n'en résultait pas que l'ajout de la bordurette et la prise en charge spontanée des frais de sa construction par le constructeur valait reconnaissance par l'entrepreneur de sa responsabilité, interrompant ainsi le délai de garantie décennale pour le faire courir à nouveau pendant 10 ans, de sorte qu'à la date de l'assignation du constructeur et Aviva assurances en référé-expertise les 20 juillet 2018 et 13 août 2018, ce délai n'était pas expiré, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2270 ancien, désormais 1792 4-1 du code civil. »

Réponse de la Cour

7. Il était jugé, avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, que le délai de garantie décennale pouvait être interrompu par la reconnaissance, par le débiteur, du droit de celui contre lequel il prescrivait (3e Civ., 4 décembre 1991, pourvoi n° 90-13.461, publié ; 3e Civ., 10 juillet 2002, pourvoi n° 01-02.243, publié).



8. Le délai de dix ans pour agir contre les constructeurs sur le fondement des articles 1792-4-1 à 1792-4-3 du code civil est un délai de forclusion.

9. Depuis l'entrée en vigueur de la loi précitée, le délai de forclusion n'étant pas, sauf dispositions contraires, régi par les dispositions concernant la prescription, il est désormais jugé que la reconnaissance, par le débiteur, du droit de celui contre lequel il prescrivait n'interrompt pas le délai de forclusion décennale (3e Civ., 10 juin 2021, pourvoi n° 20-16.837, publié).

10. Les dispositions transitoires figurant à l'article 26 de la loi du 17 juin 2008 régissent les dispositions de cette loi qui allongent ou réduisent la durée de la prescription et non celles qui instituent ou suppriment des causes d'interruption ou de suspension.

11. Il est jugé, par ailleurs, que l'article 2 du code civil, selon lequel la loi ne dispose que pour l'avenir et n'a point d'effet rétroactif, ne fait pas obstacle à l'application immédiate des lois nouvelles aux situations juridiques établies avant leur promulgation si elles n'ont pas encore été définitivement réalisées (Ch. mixte, 13 mars 1981, pourvoi n° 80-12.125, publié).

12. Il en résulte que, si la loi nouvelle n'est pas applicable aux causes d'interruption ou de suspension de la prescription ayant produit leurs effets avant la date de son entrée en vigueur, les causes d'interruption ou de suspension survenues après cette date sont régies par la loi nouvelle.

13. Il s'en déduit que la reconnaissance de responsabilité par le constructeur intervenue après la date d'entrée en vigueur de la loi précitée n'interrompt pas le délai de forclusion décennale, même si celui-ci avait commencé à courir avant cette date.

14. Le moyen, qui postule le contraire, n'est donc pas fondé.

Mais sur le second moyen

Enoncé du moyen

15. Le maître de l'ouvrage fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable comme prescrite son action dirigée contre son assureur multirisque exploitation, alors « que toutes les actions dérivant d'un contrat d'assurance sont prescrites par deux ans à compter de l'événement qui y a donné naissance ; que la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription jusqu'à l'extinction de l'instance ; que le sinistre pour lequel la mise en oeuvre de l'assurance était sollicitée datant du 7 mars 2018 et l'assignation de l'assureur en référé expertise du 13 août 2018, interrompant
a prescription jusqu'à la nomination de l'expert le 25 octobre 2018, la prescription ne pouvait être acquise avant le 25 octobre 2020 ; que pour juger l'action du maître de l'ouvrage contre la société Abeille IARD et santé
irrecevable alors qu'elle avait été initiée le 26 juin 2020, la cour d'appel s'est bornée à énoncer que « le jugement est infirmé en ce qu'il a déclaré recevable la demande de l'EARL du Gros Faulx. Par conséquent l'action contre l'assureur de l'EARL du Gros Faulx est également irrecevable », appréciant ainsi la recevabilité de l'action intentée contre l'assureur du maître de l'ouvrage au regard de l'action décennale intentée contre l'entrepreneur, tiers au contrat d'assurances ; qu'en statuant ainsi, elle a statué par un motif inopérant et privé sa décision de base légale au regard de l'article L 114-1 du code des assurances, ensemble des articles 2241 et 2242 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 114-1 du code des assurances et les articles 2241 et 2242 du code civil :

16. Aux termes du premier de ces textes, toutes actions dérivant d'un contrat d'assurance sont prescrites par deux ans à compter de l'événement qui y donne naissance.

17. Selon les deuxième et troisième, la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription et l'interruption de la prescription résultant de cette demande produit ses effets jusqu'à l'extinction de l'instance.

18. Pour déclarer irrecevable l'action du maître de l'ouvrage, l'arrêt retient que l'action en garantie décennale de celui-ci contre le constructeur étant forclose, celle formée contre son assureur multirisque exploitation l'est également.

19. En statuant ainsi, après avoir constaté que l'effondrement du mur de la fosse à lisier était survenu le 7 mars 2018 et que l'action en paiement était formée par le maître de l'ouvrage contre son assureur multirisque exploitation, de sorte qu'elle était soumise au délai biennal de prescription, lequel peut être interrompu par une assignation en référé-expertise, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Mise hors de cause

20. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu de mettre hors de cause le constructeur, dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.




PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare irrecevable comme prescrite l'action de la société du Gros Faulx dirigée contre la société Abeille IARD et santé, venant aux droits de la société Aviva assurances, et en ce qu'il condamne la société du Gros Faulx à payer à la société Abeille IARD et santé la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 29 juin 2023, entre les parties, par la cour d'appel d'Amiens ;

Met hors de cause la société Bulcke Ondernemingen Nv ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Amiens, autrement composée ;

Condamne la société Abeille IARD et santé aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société Abeille IARD et santé à payer à la société du Gros Faulx la somme de 2 000 euros et rejette les autres demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé publiquement le neuf octobre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.ECLI:FR:CCASS:2025:C300438

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