lundi 22 février 2021

Bonne foi et obligation de la victime de minimiser son dommage ?

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :


COMM.

FB



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 21 octobre 2020




Cassation partielle


Mme VAISSETTE, conseiller le plus ancien
faisant fonction de président



Arrêt n° 561 F-D

Pourvoi n° E 19-10.338




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 21 OCTOBRE 2020

La société O... et associés, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [...] , a formé le pourvoi n° E 19-10.338 contre l'arrêt rendu le 11 octobre 2018 par la cour d'appel de Pau (2e chambre, section 1), dans le litige l'opposant :

1°/ à la société [...], société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [...] ,

2°/ à la société Acteïs, société par actions simplifiée, dont le siège est [...] ,

3°/ à la société Allianz IARD, société anonyme, dont le siège est [...] ,

défenderesses à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les trois moyens de cassation annexés au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Barbot, conseiller référendaire, les observations de la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, avocat de la société O... et associés, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société [...], de la SCP Ortscheidt, avocat des sociétés Acteïs et Allianz IARD, après débats en l'audience publique du 15 juillet 2020 où étaient présentes Mme Vaissette, conseiller le plus ancien faisant fonction de président, Mme Barbot, conseiller référendaire rapporteur, Mme Graff-Daudret, conseiller, et Mme Fornarelli, greffier de chambre,

la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Pau, 11 octobre 2018), par un contrat du 20 mai 2009, la société Acteïs, assurée par la société Allianz IARD (la société Allianz), a fourni à la société d'avocats O... et associés (la société O...) un équipement informatique comprenant un serveur, cinq ordinateurs, une installation en réseau, une licence Dragon et un logiciel, dénommé Héliaste, édité par la société [...] (la société [...]), pour le prix de 13 371 euros. Le matériel a été livré et installé en septembre 2009.

2. Alléguant des désordres affectant le fonctionnement de la messagerie, la société O... a obtenu, en référé, la désignation d'un expert.

3. Après le dépôt du rapport d'expertise judiciaire, la société O... a assigné les sociétés Acteïs, Allianz et [...] en réparation de ses préjudices.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. La société O... fait grief à l'arrêt de limiter à 14 260,92 euros le montant de l'indemnisation à laquelle ont été condamnées solidairement, à son profit, les sociétés Acteïs, Allianz et [...], et de rejeter le surplus de ses demandes, alors « que le juge ne peut refuser de statuer en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties ; que la cour d'appel a relevé qu' "il ne peut être sérieusement contesté que les dysfonctionnements du logiciel ont eu pour conséquence de contraindre les avocats du cabinet à accomplir des tâches matérielles qu'ils n'auraient pas eu à faire si le logiciel avait fonctionné de manière satisfaisante" et qu'il existe "un « temps perdu », qui représente un coût pour le cabinet" ; que pour débouter néanmoins la société O... de ses demandes tendant à l'indemnisation du temps perdu par les avocats en raison des dysfonctionnements du logiciel, la cour d'appel a estimé que "le mode d'évaluation du préjudice tel que retenu par l'expert est [
] critiquable" ; qu'en refusant ainsi d'évaluer le montant d'un dommage dont elle avait constaté l'existence en son principe, la cour d'appel a violé l'article 4 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 4 du code de procédure civile :

5. Le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice dont il constate l'existence en son principe en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties.

6. Pour rejeter l'indemnisation demandée par la société O... au titre d'une perte de facturation horaire des avocats, l'arrêt retient que, s'il ne peut être sérieusement contesté que les dysfonctionnements du logiciel ont eu pour conséquence de contraindre les avocats de la société O... à accomplir des tâches matérielles qu'ils n'auraient pas eu à faire si le logiciel avait fonctionné de manière satisfaisante, le mode d'évaluation du préjudice tel que retenu par l'expert est cependant critiquable, qu'il existe certes un « temps perdu » qui représente un coût pour le cabinet, mais que cette perte n'est pas équivalente au coût de facturation horaire des honoraires des avocats.

7. En statuant ainsi, alors qu'elle constatait le principe d'un préjudice résultant d'une perte de temps liée aux dysfonctionnements imputables aux fautes retenues contre les sociétés Acteïs et [...], la cour d'appel, qui a refusé d'évaluer ce préjudice, a violé le texte susvisé.

Sur le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche

Enoncé du moyen

8. La société O... fait grief à l'arrêt de dire que, vu la solution technique préconisée par l'expert dès le 17 février 2011, elle ne peut solliciter l'indemnisation d'un préjudice au-delà de cette date, eu égard à sa propre volonté de ne pas y remédier, et, en conséquence, de limiter à 14 260,92 euros le montant de l'indemnisation à laquelle ont été condamnées solidairement, à son profit, les sociétés Acteïs, Allianz et [...] et de rejeter le surplus de ses demandes, alors « que l'auteur d'un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable ; que, pour débouter la société O... d'une partie de ses demandes, la cour d'appel a retenu que celle-ci aurait dû faire appel à un prestataire extérieur pour mettre en oeuvre les préconisations de l'expert judiciaire, en faisant l'avance du coût de cette prestation qui serait susceptible d'être remboursé dans le cadre d'une action en responsabilité ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article 1147, devenu 1231-1, du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, et le principe de la réparation intégrale :

9. L'auteur d'un dommage doit en réparer toutes les conséquences et la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable.

10. Pour arrêter l'indemnisation du préjudice de la société O... au 17 février 2011 et, en conséquence, limiter le montant des dommages-intérêts alloués à cette société à 14 260,92 euros, l'arrêt retient que, s'il peut être admis que la société O... n'ait pas souhaité que les préconisations suggérées par l'expert judiciaire pour remédier aux désordres soient mises en oeuvre par ses cocontractantes, compte tenu d'une rupture du lien de confiance, aucun élément sérieux ne justifie cependant le fait que cette société n'ait pas accepté de faire appel à un prestataire extérieur pour mettre fin aux dysfonctionnements, ou au moins tenter d'y mettre fin, selon les modalités proposées par l'expert, le coût des prestations, d'un montant modeste, étant susceptible d'être remboursé par la suite dans le cadre d'une action en responsabilité. L'arrêt en déduit qu'il n'y a pas lieu de prendre en compte le préjudice subi postérieurement au mois de février 2011.

11. En se déterminant ainsi, sans caractériser la faute de la société O... ayant causé l'aggravation de son préjudice, qui ne pouvait résulter de l'absence de mise en oeuvre, à ses frais avancés, de la solution technique préconisée par l'expert judiciaire pour mettre un terme aux dysfonctionnements de l'installation informatique qui résultaient des fautes commises par les sociétés Acteïs et [...], la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Et sur le troisième moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

12. La société O... fait grief à l'arrêt de limiter à 14 260,92 euros le montant de la condamnation solidaire prononcée, à son profit, contre les sociétés Acteïs, Allianz et [...] en réparation de son préjudice, et de rejeter le surplus de ses demandes, dont sa demande d'indemnisation au titre du remplacement du logiciel, alors « que pour demander l'indemnisation du préjudice lié au coût du remplacement des logiciels, la société O... se fondait non seulement sur la faute constituée par le refus de vente d'un nouveau logiciel mais aussi sur le fait « que les très nombreux dysfonctionnements rencontrés avec le logiciel Héliaste ont contraint la SELARL O... et associés à changer de logiciel de gestion » ; qu'en rejetant les demandes de la société O... relatives au coût de remplacement des logiciels en considération du rejet de toute faute au titre du refus de vente, sans rechercher, comme il lui était demandé, si ce préjudice n'était pas imputable aux fautes retenues à l'encontre des sociétés Acteïs et [...], la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147, devenu 1231-1, du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 :

13. Aux termes du texte précité, le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages-intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.

14. Pour rejeter la demande d'indemnisation formée par la société O... au titre du remplacement du logiciel, l'arrêt, après avoir retenu la responsabilité des sociétés Actéis et [...] dans les dysfonctionnements de l'installation informatique, relève, d'abord, que la société O... reproche à la société [...] d'avoir refusé, malgré une demande du 22 septembre 2011, de lui fournir une licence supplémentaire destinée à une nouvelle secrétaire, ce qui avait créé une situation de blocage l'ayant contrainte à changer de logiciel et de matériel informatique. L'arrêt retient, ensuite, que compte tenu du contexte des opérations d'expertise en cours, qui justifiait de faire preuve de prudence, il ne peut être reproché à la société [...] de ne pas avoir satisfait immédiatement à la demande de la société O... qui, au surplus, ne justifie pas avoir réitéré sa demande ou mis en demeure sa cocontractante afin d'obtenir gain de cause. L'arrêt en déduit que la société [...] n'a pas engagé sa responsabilité au titre du refus de vente invoqué.

15. En se déterminant ainsi, sans rechercher, ainsi qu'il lui était demandé, si le préjudice consistant en la nécessité de remplacer le logiciel n'était pas lié aux dysfonctionnements de l'installation informatique imputables aux fautes retenues contre les sociétés Actéis et [...], la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce que, confirmant le jugement entrepris, il dit que les sociétés Acteïs et [...] ont commis chacune une faute dans la réalisation de leurs prestations engageant leur responsabilité à l'égard de la société O..., l'arrêt rendu le 11 octobre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Pau ;

Remet, sur les autres points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Toulouse ;

Condamne les sociétés Acteïs, Allianz IARD et [...] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par les sociétés Acteïs, Allianz IARD et [...], et les condamne à payer à la société O... et associés la somme globale de 3 000 euros ;

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