Cour de cassation - Chambre civile 1
- N° de pourvoi : 22-14.748
- ECLI:FR:CCASS:2024:C100034
- Publié au bulletin
- Solution : Cassation partielle
Audience publique du mercredi 24 janvier 2024
Décision attaquée : Cour d'appel de Versailles, du 27 janvier 2022- Président
- Mme Champalaune
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
CF
COUR DE CASSATION
_____________________
Audience publique du 24 janvier 2024
Cassation partielle
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 34 F-B
Pourvoi n° K 22-14.748
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 24 JANVIER 2024
La société Large Network Administration LNA, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 4], a formé le pourvoi n° K 22-14.748 contre l'arrêt rendu le 27 janvier 2022 par la cour d'appel de Versailles (12e chambre), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Coudert Flammery et associés, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la société Allianz IARD, dont le siège est [Adresse 1], prise en qualité d'assureur de la société Coudert Flammery et associés,
défenderesses à la cassation.
La société Coudert Flammery et associés et la société Allianz IARD ont formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
La demanderesse au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, deux moyens de cassation.
Les demanderesses au pourvoi incident invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Bruyère, conseiller, les observations de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de la société Large Network Administration LNA, de la SCP Duhamel, avocat de la société Coudert Flammery et associés et de la société Allianz IARD, ès qualités, après débats en l'audience publique du 28 novembre 2023 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Bruyère, conseiller rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 27 janvier 2022), par acte du 28 juin 2013, la société Coudert, Flammery et associés, huissiers de justice (la société d'huissiers), a signifié un congé donné par la société Large Network Administration (la société LNA) à sa bailleresse.
2. Celle-ci ayant invoqué la nullité du congé et la poursuite du contrat jusqu'à son terme, la société LNA l'a assignée en constatation de la validité de ce congé et a appelé à la procédure la société d'huissiers afin d'obtenir subsidiairement sa garantie.
3. La société LNA a exécuté le jugement qui annulait le congé et la condamnait avec exécution provisoire au paiement des loyers et charges subséquents. Ce jugement a été infirmé par un arrêt irrévocable du 10 janvier 2017 qui a validé le congé et rejeté les demandes formées par la bailleresse en exécution du bail.
4. La société bailleresse a fait l'objet d'une procédure de sauvegarde puis d'un plan prévoyant l'apurement de la créance de restitution de la société LNA sur une période de dix ans.
5. Invoquant une faute commise par la société d'huissiers dans la rédaction du congé, la société LNA l'a, par acte du 2 mai 2017, assignée, ainsi que son assureur, en responsabilité et indemnisation de ses préjudices.
Examen des moyens
Sur la troisième branche du premier moyen et le second moyen du pourvoi principal
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen du pourvoi incident, qui est préalable
Enoncé du moyen
7. La société d'huissiers et l'assureur font grief à l'arrêt de déclarer recevables les demandes d'indemnisation formées par la société LNA contre la société d'huissiers et l'assureur, et de les condamner in solidum à lui payer la somme de 10 037,25 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice, alors :
« 1°/ qu'en matière de responsabilité civile, la cause de l'action à prendre en compte pour déterminer l'existence d'une identité de cause, condition de l'autorité de la chose jugée, est, d'une part, le texte sur lequel la demande est fondée et, d'autre part, les éléments de fait invoqués au soutien de ces moyens de droit ; qu'en l'espèce, dans la première procédure, ayant abouti à l'arrêt du 10 janvier 2017, la demande en garantie formée par la société LNA contre la société Coudert, Flammery et associés et la société Allianz était fondée sur l'ancien article 1382 du code civil (actuel article 1240), et dans la présente procédure, la demande de la société LNA contre la société Coudert, Flammery et associés et la société Allianz était également fondée sur l'article 1240 du code civil et invoquait les mêmes préjudices, de sorte qu'il y avait identité de cause, de parties et d'objet, en conséquence de quoi son action se heurtait à l'autorité de la chose jugée ; qu'en jugeant néanmoins que la cause de la présente action était différente car le placement du bailleur sous sauvegarde postérieurement à l'arrêt du 10 janvier 2017 "est venu modifier la situation antérieure, dès lors qu'il existe désormais une incertitude quant à la possibilité d'obtenir restitution des sommes indûment versées au bailleur", tandis que cette circonstance ne modifiait ni la cause ni l'objet, la cour d'appel a violé l'article 1355 du code civil ;
2°/ qu'il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci ; que dans leurs conclusions, se fondant sur ce principe, les sociétés Coudert, Flammery et associés et Allianz faisaient valoir que la présente action de la société LNA avait pour but de pallier les carences de sa précédente action à l'encontre du bailleur et de la société Coudert, Flammery et associés, tandis que "LNA pouvait tant en première instance que devant la cour d'appel solliciter la garantie formelle de l'huissier en application de l'article 336 du code de procédure civile de manière à ce que celui-ci ne soit pas simplement tenu de lui rembourser sur justificatifs les loyers acquittés par elle mais que le jugement oblige l'huissier à verser directement les loyers entre les mains du bailleur tant que LNA occupait les lieux" et "de même, LNA pouvait solliciter de la cour d'appel que l'huissier soit subrogé dans sa créance de restitution vis-à-vis de la SCI [Adresse 3] et ce serait alors l'huissier et son assureur qui auraient dû subir le plan de continuation de la SCI" ; qu'en déclarant néanmoins l'action de la société LNA recevable sans répondre à ces conclusions fondées sur l'obligation de concentration des moyens, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
3°/ que l'autorité de la chose jugée s'attache aux dispositions explicites du jugement et s'étend aux dispositions implicites lorsque, pour rendre sa décision dans la première procédure, le juge a nécessairement statué sur le point querellé dans la seconde ; qu'en l'espèce, dans son arrêt du 10 janvier 2017, la cour d'appel, a jugé que, d'une part, le congé de la société LNA à la SCI [Adresse 3] du 28 juin 2013 "à effet au 31 décembre 2013, a été [délivré] dans le délai de six mois précédant cette date" conformément aux stipulations du bail, et, d'autre part, "les mentions figurant à l'acte signifié le 28 juin 2013 ne laissent aucun doute quant au contrat de location qu'il vise et pour lequel le congé est donné ; que même si la société Coudert, Flammery et associés a, par erreur, indiqué sur cet acte qu'elle agissait à la requête de la société SCC Services, c'était en qualité de venant aux droits de la société LNA, sa sous-locataire, expressément mentionné dans cet acte", raisons pour lesquelles la cour d'appel a définitivement déclaré le congé valide ; qu'en jugeant néanmoins que "dans son arrêt du 10 janvier 2017, la cour n'a pas - contrairement à ce qu'a pu estimer le premier juge - définitivement écarté l'existence d'une faute imputable à la société d'huissier. En effet, la cour a simplement admis que le vice de forme affectant le congé délivré en juin 2013 n'entraînait pas la nullité de cet acte, de sorte qu'il pouvait produire effet, ce qui ne permettait pas pour autant d'écarter toute faute de la société Coudert, Flammery et associés", tandis qu'en déclarant valide le congé délivré par cette dernière, la cour d'appel avait nécessairement écarté sa faute dans la première procédure, la cour d'appel a violé l'article 1355 du code de procédure civile ;
4°/ qu'un événement nouveau, postérieur à la première procédure, ne peut faire obstacle à l'autorité de la chose jugée que s'il est venu modifier la situation antérieurement reconnue en justice ; qu'en matière de responsabilité délictuelle, tel n'est pas le cas de l'événement qui influe sur le seul préjudice, lorsque la faute invoquée a été exclue par la première procédure ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a considéré que "le placement de la SCI [Adresse 3] sous sauvegarde de justice, par jugement du 31 janvier 2017, est donc bien venu modifier la situation antérieure en ce que la société LNA se trouve désormais dans l'impossibilité d'obtenir la restitution immédiate des sommes versées en exécution du jugement", tandis que cette circonstance n'a pas modifié la situation reconnue par l'arrêt du 10 janvier 2017, à savoir l'efficacité du congé délivré le 28 juin 2013 à la SCI [Adresse 3] par la société Coudert, Flammery et associés et, partant, l'absence de dette de la société LNA envers la SCI [Adresse 3] ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article 1355 du code civil ;
5°/ qu'il est interdit au juge de dénaturer les écrits qui lui sont soumis ; que la cour d'appel a affirmé qu'elle avait "expressément indiqué, dans les motifs de sa décision [arrêt du 10 janvier 2017], qu'elle ne statuait pas sur la demande subsidiaire en garantie formée contre la société Coudert, Flammery et associés" et qu' "il résulte ainsi, tant du dispositif que des motifs de l'arrêt du 10 janvier 2017, que - faisant droit à la demande principale de la société LNA en validant le congé du 28 juin 2013 - la cour n'a pas statué sur la demande subsidiaire en garantie formée par la société LNA à l'encontre de la société Coudert, Flammery et associés" et enfin qu'"il en résulte que n'ayant pas tranché la question de la garantie éventuellement due par la société Coudert, Flammery et associés, l'arrêt précité n'a pas autorité de chose jugée sur ce point" ; que l'arrêt du 10 janvier 2017 avait au contraire débouté la société LNA de sa demande en garantie en jugeant qu'il n'y avait "pas lieu à condamnation de la société Coudert, Flammery et associés à garantir la société LNA", rejetant ainsi "toutes autres demandes" ; que la cour d'appel a dès lors dénaturé l'arrêt du 10 janvier 2017 et violé le principe interdisant au juge de dénaturer les documents de la cause. »
Réponse de la Cour
8. La cour d'appel a relevé que l'arrêt du 10 janvier 2017 s'était prononcé sur les demandes principales de la société LNA et avait expressément précisé dans ses motifs qu'il ne statuait pas sur la demande subsidiaire en garantie formée contre la société d'huissiers, en indiquant : « la cour ayant infirmé le jugement sur ce point, il n'y a pas lieu à condamnation de la société d'huissiers à garantir la société LNA qui ne se trouve plus débitrice d'aucune somme envers la SCI bailleresse. »
9. Elle a retenu que le fait que le dispositif de cet arrêt ait mentionné « y ajoutant, rejette toutes autres demandes » ne signifiait pas qu'il ait statué ainsi sur les demandes subsidiaires mais simplement qu'il rejetait les autres demandes qui avait été examinées,et notamment la demande au titre des frais irrépétibles.
10. Elle a estimé que cet arrêt n'avait pas définitivement écarté l'existence d'une faute imputable à la société d'huissiers mais simplement admis que le vice de forme affectant le congé délivré en juin 2013 n'entraînait pas la nullité de cet acte, de sorte qu'il pouvait produire effet, ce qui ne permettait pas pour autant d'écarter toute faute de la société d'huissiers dès lors que le congé restait affecté d'un vice de forme.
11. La cour d'appel, qui devait éclairer le dispositif ambigu de l'arrêt du 10 janvier 2017 à la lumière de ses motifs et des demandes qui avaient été présentées, en a exactement déduit, sans dénaturation et sans être tenue de répondre au moyen relatif à l'obligation de concentration des moyens que ses constatations rendaient inopérant, d'une part que, après avoir fait droit à la demande principale de la société LNA, cet arrêt n'avait pas statué sur la demande en garantie qu'elle avait formée contre la société d'huissiers, qui ne lui était soumise qu'à titre subsidiaire, d'autre part que, en validant le congé malgré le vice de forme qui l'affectait, l'arrêt n'avait pas implicitement statué sur la faute de l'huissier.
12. Le moyen, qui s'attaque à des motifs surabondants en ses première et quatrième branches, n'est donc pas fondé pour le surplus.
Mais sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
13. La société LNA fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande tendant à ce que la société d'huissiers soit condamnée à lui verser la somme de 1 453 870,02 euros à titre de dommages-intérêts, alors « que la responsabilité d'un huissier de justice ne présente pas de caractère subsidiaire ; qu'en jugeant que le principe de non-subsidiarité de la responsabilité de l'huissier de justice était "inapplicable" en l'espèce car "la possibilité de recouvrer la créance" contre la SCI [Adresse 3] placée en procédure de sauvegarde "n'ét(ait)pas une conséquence de la situation dommageable née de la faute" de ce dernier, cependant qu'il s'évinçait de ses propres constatations que l'action formée par la SCI [Adresse 3] qui avait imposé à la société LNA de se dessaisir de sommes en exécution d'un jugement de première instance, avait pour "unique cause" la faute de l'huissier de justice, de sorte que l'action dont disposait la société LNA pour recouvrer ces sommes auprès de la SCI [Adresse 3], à la suite de l'infirmation de ce jugement, était née de la situation dommageable résultant de la faute de l'huissier puisque, sans celle-ci, la société LNA ne s'en serait pas dessaisie et n'aurait donc pas eu à la recouvrer, la cour d'appel a violé l'article 1147 devenu 1231-1 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
14. La responsabilité des professionnels du droit ne présente pas un caractère subsidiaire, de sorte que la mise en jeu de la responsabilité d'un huissier n'est pas subordonnée au succès de poursuites préalables contre un autre débiteur et qu'est certain le dommage subi par sa faute, quand bien même la victime aurait disposé, contre un tiers, d'une action consécutive à la situation dommageable née de cette faute et propre à assurer la réparation du préjudice.
15. Pour rejeter la demande de la société LNA, l'arrêt, après avoir retenu que la société d'huissiers avait commis une faute consistant en un manquement à son obligation de rédiger un acte juridiquement efficace et insusceptible de contestation et que la procédure introduite par la bailleresse en contestation de validité du congé avait pour cause unique le vice de forme affectant ce congé, énonce que la possibilité de recouvrer la créance contre la société bailleresse en procédure collective n'est pas une conséquence de la situation dommageable née de la faute et que le préjudice constitué du défaut de restitution des fonds versés à tort au bailleur en exécution du jugement infirmé est tout à fait hypothétique, de sorte qu'il n'est pas réparable.
16. En statuant ainsi, alors que, sans la faute de l'huissier ayant motivé l'annulation du congé et sa condamnation par le jugement infirmé, la société LNA ne se serait pas dessaisie des fonds, si bien que la possibilité de les recouvrer auprès de la société bailleresse bénéficiant d'une procédure de sauvegarde est une conséquence de la situation dommageable née de la faute de l'huissier, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette la demande de la société Large Network Administration tendant à ce que la société Coudert, Flammery et associés soit condamnée à lui verser la somme de 1 453 870,02 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt rendu le 27 janvier 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris ;
Condamne la société Coudert, Flammery et associés aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Coudert, Flammery et associés et la condamne à payer à la société Large Network Administration la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-quatre janvier deux mille vingt-quatre.ECLI:FR:CCASS:2024:C100034
CIV. 1
CF
COUR DE CASSATION
_____________________
Audience publique du 24 janvier 2024
Cassation partielle
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 34 F-B
Pourvoi n° K 22-14.748
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 24 JANVIER 2024
La société Large Network Administration LNA, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 4], a formé le pourvoi n° K 22-14.748 contre l'arrêt rendu le 27 janvier 2022 par la cour d'appel de Versailles (12e chambre), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Coudert Flammery et associés, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la société Allianz IARD, dont le siège est [Adresse 1], prise en qualité d'assureur de la société Coudert Flammery et associés,
défenderesses à la cassation.
La société Coudert Flammery et associés et la société Allianz IARD ont formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
La demanderesse au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, deux moyens de cassation.
Les demanderesses au pourvoi incident invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Bruyère, conseiller, les observations de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de la société Large Network Administration LNA, de la SCP Duhamel, avocat de la société Coudert Flammery et associés et de la société Allianz IARD, ès qualités, après débats en l'audience publique du 28 novembre 2023 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Bruyère, conseiller rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 27 janvier 2022), par acte du 28 juin 2013, la société Coudert, Flammery et associés, huissiers de justice (la société d'huissiers), a signifié un congé donné par la société Large Network Administration (la société LNA) à sa bailleresse.
2. Celle-ci ayant invoqué la nullité du congé et la poursuite du contrat jusqu'à son terme, la société LNA l'a assignée en constatation de la validité de ce congé et a appelé à la procédure la société d'huissiers afin d'obtenir subsidiairement sa garantie.
3. La société LNA a exécuté le jugement qui annulait le congé et la condamnait avec exécution provisoire au paiement des loyers et charges subséquents. Ce jugement a été infirmé par un arrêt irrévocable du 10 janvier 2017 qui a validé le congé et rejeté les demandes formées par la bailleresse en exécution du bail.
4. La société bailleresse a fait l'objet d'une procédure de sauvegarde puis d'un plan prévoyant l'apurement de la créance de restitution de la société LNA sur une période de dix ans.
5. Invoquant une faute commise par la société d'huissiers dans la rédaction du congé, la société LNA l'a, par acte du 2 mai 2017, assignée, ainsi que son assureur, en responsabilité et indemnisation de ses préjudices.
Examen des moyens
Sur la troisième branche du premier moyen et le second moyen du pourvoi principal
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen du pourvoi incident, qui est préalable
Enoncé du moyen
7. La société d'huissiers et l'assureur font grief à l'arrêt de déclarer recevables les demandes d'indemnisation formées par la société LNA contre la société d'huissiers et l'assureur, et de les condamner in solidum à lui payer la somme de 10 037,25 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice, alors :
« 1°/ qu'en matière de responsabilité civile, la cause de l'action à prendre en compte pour déterminer l'existence d'une identité de cause, condition de l'autorité de la chose jugée, est, d'une part, le texte sur lequel la demande est fondée et, d'autre part, les éléments de fait invoqués au soutien de ces moyens de droit ; qu'en l'espèce, dans la première procédure, ayant abouti à l'arrêt du 10 janvier 2017, la demande en garantie formée par la société LNA contre la société Coudert, Flammery et associés et la société Allianz était fondée sur l'ancien article 1382 du code civil (actuel article 1240), et dans la présente procédure, la demande de la société LNA contre la société Coudert, Flammery et associés et la société Allianz était également fondée sur l'article 1240 du code civil et invoquait les mêmes préjudices, de sorte qu'il y avait identité de cause, de parties et d'objet, en conséquence de quoi son action se heurtait à l'autorité de la chose jugée ; qu'en jugeant néanmoins que la cause de la présente action était différente car le placement du bailleur sous sauvegarde postérieurement à l'arrêt du 10 janvier 2017 "est venu modifier la situation antérieure, dès lors qu'il existe désormais une incertitude quant à la possibilité d'obtenir restitution des sommes indûment versées au bailleur", tandis que cette circonstance ne modifiait ni la cause ni l'objet, la cour d'appel a violé l'article 1355 du code civil ;
2°/ qu'il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci ; que dans leurs conclusions, se fondant sur ce principe, les sociétés Coudert, Flammery et associés et Allianz faisaient valoir que la présente action de la société LNA avait pour but de pallier les carences de sa précédente action à l'encontre du bailleur et de la société Coudert, Flammery et associés, tandis que "LNA pouvait tant en première instance que devant la cour d'appel solliciter la garantie formelle de l'huissier en application de l'article 336 du code de procédure civile de manière à ce que celui-ci ne soit pas simplement tenu de lui rembourser sur justificatifs les loyers acquittés par elle mais que le jugement oblige l'huissier à verser directement les loyers entre les mains du bailleur tant que LNA occupait les lieux" et "de même, LNA pouvait solliciter de la cour d'appel que l'huissier soit subrogé dans sa créance de restitution vis-à-vis de la SCI [Adresse 3] et ce serait alors l'huissier et son assureur qui auraient dû subir le plan de continuation de la SCI" ; qu'en déclarant néanmoins l'action de la société LNA recevable sans répondre à ces conclusions fondées sur l'obligation de concentration des moyens, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
3°/ que l'autorité de la chose jugée s'attache aux dispositions explicites du jugement et s'étend aux dispositions implicites lorsque, pour rendre sa décision dans la première procédure, le juge a nécessairement statué sur le point querellé dans la seconde ; qu'en l'espèce, dans son arrêt du 10 janvier 2017, la cour d'appel, a jugé que, d'une part, le congé de la société LNA à la SCI [Adresse 3] du 28 juin 2013 "à effet au 31 décembre 2013, a été [délivré] dans le délai de six mois précédant cette date" conformément aux stipulations du bail, et, d'autre part, "les mentions figurant à l'acte signifié le 28 juin 2013 ne laissent aucun doute quant au contrat de location qu'il vise et pour lequel le congé est donné ; que même si la société Coudert, Flammery et associés a, par erreur, indiqué sur cet acte qu'elle agissait à la requête de la société SCC Services, c'était en qualité de venant aux droits de la société LNA, sa sous-locataire, expressément mentionné dans cet acte", raisons pour lesquelles la cour d'appel a définitivement déclaré le congé valide ; qu'en jugeant néanmoins que "dans son arrêt du 10 janvier 2017, la cour n'a pas - contrairement à ce qu'a pu estimer le premier juge - définitivement écarté l'existence d'une faute imputable à la société d'huissier. En effet, la cour a simplement admis que le vice de forme affectant le congé délivré en juin 2013 n'entraînait pas la nullité de cet acte, de sorte qu'il pouvait produire effet, ce qui ne permettait pas pour autant d'écarter toute faute de la société Coudert, Flammery et associés", tandis qu'en déclarant valide le congé délivré par cette dernière, la cour d'appel avait nécessairement écarté sa faute dans la première procédure, la cour d'appel a violé l'article 1355 du code de procédure civile ;
4°/ qu'un événement nouveau, postérieur à la première procédure, ne peut faire obstacle à l'autorité de la chose jugée que s'il est venu modifier la situation antérieurement reconnue en justice ; qu'en matière de responsabilité délictuelle, tel n'est pas le cas de l'événement qui influe sur le seul préjudice, lorsque la faute invoquée a été exclue par la première procédure ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a considéré que "le placement de la SCI [Adresse 3] sous sauvegarde de justice, par jugement du 31 janvier 2017, est donc bien venu modifier la situation antérieure en ce que la société LNA se trouve désormais dans l'impossibilité d'obtenir la restitution immédiate des sommes versées en exécution du jugement", tandis que cette circonstance n'a pas modifié la situation reconnue par l'arrêt du 10 janvier 2017, à savoir l'efficacité du congé délivré le 28 juin 2013 à la SCI [Adresse 3] par la société Coudert, Flammery et associés et, partant, l'absence de dette de la société LNA envers la SCI [Adresse 3] ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article 1355 du code civil ;
5°/ qu'il est interdit au juge de dénaturer les écrits qui lui sont soumis ; que la cour d'appel a affirmé qu'elle avait "expressément indiqué, dans les motifs de sa décision [arrêt du 10 janvier 2017], qu'elle ne statuait pas sur la demande subsidiaire en garantie formée contre la société Coudert, Flammery et associés" et qu' "il résulte ainsi, tant du dispositif que des motifs de l'arrêt du 10 janvier 2017, que - faisant droit à la demande principale de la société LNA en validant le congé du 28 juin 2013 - la cour n'a pas statué sur la demande subsidiaire en garantie formée par la société LNA à l'encontre de la société Coudert, Flammery et associés" et enfin qu'"il en résulte que n'ayant pas tranché la question de la garantie éventuellement due par la société Coudert, Flammery et associés, l'arrêt précité n'a pas autorité de chose jugée sur ce point" ; que l'arrêt du 10 janvier 2017 avait au contraire débouté la société LNA de sa demande en garantie en jugeant qu'il n'y avait "pas lieu à condamnation de la société Coudert, Flammery et associés à garantir la société LNA", rejetant ainsi "toutes autres demandes" ; que la cour d'appel a dès lors dénaturé l'arrêt du 10 janvier 2017 et violé le principe interdisant au juge de dénaturer les documents de la cause. »
Réponse de la Cour
8. La cour d'appel a relevé que l'arrêt du 10 janvier 2017 s'était prononcé sur les demandes principales de la société LNA et avait expressément précisé dans ses motifs qu'il ne statuait pas sur la demande subsidiaire en garantie formée contre la société d'huissiers, en indiquant : « la cour ayant infirmé le jugement sur ce point, il n'y a pas lieu à condamnation de la société d'huissiers à garantir la société LNA qui ne se trouve plus débitrice d'aucune somme envers la SCI bailleresse. »
9. Elle a retenu que le fait que le dispositif de cet arrêt ait mentionné « y ajoutant, rejette toutes autres demandes » ne signifiait pas qu'il ait statué ainsi sur les demandes subsidiaires mais simplement qu'il rejetait les autres demandes qui avait été examinées,et notamment la demande au titre des frais irrépétibles.
10. Elle a estimé que cet arrêt n'avait pas définitivement écarté l'existence d'une faute imputable à la société d'huissiers mais simplement admis que le vice de forme affectant le congé délivré en juin 2013 n'entraînait pas la nullité de cet acte, de sorte qu'il pouvait produire effet, ce qui ne permettait pas pour autant d'écarter toute faute de la société d'huissiers dès lors que le congé restait affecté d'un vice de forme.
11. La cour d'appel, qui devait éclairer le dispositif ambigu de l'arrêt du 10 janvier 2017 à la lumière de ses motifs et des demandes qui avaient été présentées, en a exactement déduit, sans dénaturation et sans être tenue de répondre au moyen relatif à l'obligation de concentration des moyens que ses constatations rendaient inopérant, d'une part que, après avoir fait droit à la demande principale de la société LNA, cet arrêt n'avait pas statué sur la demande en garantie qu'elle avait formée contre la société d'huissiers, qui ne lui était soumise qu'à titre subsidiaire, d'autre part que, en validant le congé malgré le vice de forme qui l'affectait, l'arrêt n'avait pas implicitement statué sur la faute de l'huissier.
12. Le moyen, qui s'attaque à des motifs surabondants en ses première et quatrième branches, n'est donc pas fondé pour le surplus.
Mais sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
13. La société LNA fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande tendant à ce que la société d'huissiers soit condamnée à lui verser la somme de 1 453 870,02 euros à titre de dommages-intérêts, alors « que la responsabilité d'un huissier de justice ne présente pas de caractère subsidiaire ; qu'en jugeant que le principe de non-subsidiarité de la responsabilité de l'huissier de justice était "inapplicable" en l'espèce car "la possibilité de recouvrer la créance" contre la SCI [Adresse 3] placée en procédure de sauvegarde "n'ét(ait)pas une conséquence de la situation dommageable née de la faute" de ce dernier, cependant qu'il s'évinçait de ses propres constatations que l'action formée par la SCI [Adresse 3] qui avait imposé à la société LNA de se dessaisir de sommes en exécution d'un jugement de première instance, avait pour "unique cause" la faute de l'huissier de justice, de sorte que l'action dont disposait la société LNA pour recouvrer ces sommes auprès de la SCI [Adresse 3], à la suite de l'infirmation de ce jugement, était née de la situation dommageable résultant de la faute de l'huissier puisque, sans celle-ci, la société LNA ne s'en serait pas dessaisie et n'aurait donc pas eu à la recouvrer, la cour d'appel a violé l'article 1147 devenu 1231-1 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil :
14. La responsabilité des professionnels du droit ne présente pas un caractère subsidiaire, de sorte que la mise en jeu de la responsabilité d'un huissier n'est pas subordonnée au succès de poursuites préalables contre un autre débiteur et qu'est certain le dommage subi par sa faute, quand bien même la victime aurait disposé, contre un tiers, d'une action consécutive à la situation dommageable née de cette faute et propre à assurer la réparation du préjudice.
15. Pour rejeter la demande de la société LNA, l'arrêt, après avoir retenu que la société d'huissiers avait commis une faute consistant en un manquement à son obligation de rédiger un acte juridiquement efficace et insusceptible de contestation et que la procédure introduite par la bailleresse en contestation de validité du congé avait pour cause unique le vice de forme affectant ce congé, énonce que la possibilité de recouvrer la créance contre la société bailleresse en procédure collective n'est pas une conséquence de la situation dommageable née de la faute et que le préjudice constitué du défaut de restitution des fonds versés à tort au bailleur en exécution du jugement infirmé est tout à fait hypothétique, de sorte qu'il n'est pas réparable.
16. En statuant ainsi, alors que, sans la faute de l'huissier ayant motivé l'annulation du congé et sa condamnation par le jugement infirmé, la société LNA ne se serait pas dessaisie des fonds, si bien que la possibilité de les recouvrer auprès de la société bailleresse bénéficiant d'une procédure de sauvegarde est une conséquence de la situation dommageable née de la faute de l'huissier, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette la demande de la société Large Network Administration tendant à ce que la société Coudert, Flammery et associés soit condamnée à lui verser la somme de 1 453 870,02 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt rendu le 27 janvier 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris ;
Condamne la société Coudert, Flammery et associés aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Coudert, Flammery et associés et la condamne à payer à la société Large Network Administration la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-quatre janvier deux mille vingt-quatre.
Analyse
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