7 mars 2024
Cour de cassation
Pourvoi n° 22-23.309
Troisième chambre civile - Formation de section
PUBLIÉ AU BULLETIN
ECLI:FR:CCASS:2024:C300134
Titres et sommaires
CONTRAT D'ENTREPRISE
En application des articles 14-1 de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 et 1382, devenu 1240, du code civil, le maître de l'ouvrage, qui omet d'exiger de l'entrepreneur principal qu'il justifie, sauf délégation de paiement, de la fourniture d'une caution, prive le sous-traitant du bénéfice d'une garantie lui assurant le complet paiement du solde de ses travaux. Le préjudice réparable est alors égal à la différence entre les sommes que le sous-traitant aurait dû recevoir si une délégation de paiement lui avait été consentie ou si un établissement financier avait cautionné son marché et celles effectivement reçues. L'indemnisation accordée au sous-traitant est donc déterminée par rapport aux sommes restant dues par l'entrepreneur principal au sous-traitant, peu important que les travaux aient été acceptés par le maître de l'ouvrage dès lors qu'ils avaient été confiés au sous-traitant pour l'exécution du marché principal
Texte de la décision
CIV. 3
MF
COUR DE CASSATION
____________________
Audience publique du 7 mars 2024
Cassation partielle
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 134 FS-B
Pourvoi n° R 22-23.309
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 7 MARS 2024
La société Ineo Provence et Côte d'Azur, société en nom collectif, dont le siège est [Adresse 3], venant aux droits de la société Ineo Réseaux Côte d'Azur, a formé le pourvoi n° R 22-23.309 contre l'arrêt rendu le 9 septembre 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 6), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Axyme, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 5], représentée par M. [I] [K], prise en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Dutheil,
2°/ à la société Application provençale hydraulique (APH), société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 6], prise en la personne de son administrateur provisoire la société de Saint-Rapt et [M], représentée par M. [X] [M],
3°/ à la société Sensation gestion, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 1],
4°/ à la société Banque du bâtiment et des travaux publics (BTP banque), société anonyme, dont le siège est [Adresse 4],
5°/ à la société Swisslife assurance de biens, société anonyme, dont le siège est [Adresse 7],
6°/ à la société de Saint-Rapt et [M], société d'exercice libéral à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], prise en sa qualité d'administrateur provisoire de la société Application provençale hydraulique,
7°/ à la société Sensation, société à responsabilité limitée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 1],
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Vernimmen, conseiller référendaire, les observations de la SCP Alain Bénabent, avocat de la société Ineo Provence et Côte d'Azur, de Me Balat, avocat des sociétés Sensation gestion et Sensation, de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de la société Swisslife assurance de biens, et l'avis de M. Burgaud, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 23 janvier 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, Mme Vernimmen, conseiller référendaire rapporteur, M. Delbano, conseiller doyen, MM. Boyer, Pety, Brillet, Mme Pic, conseillers, Mme Djikpa, M. Zedda, Mmes Brun, Rat, conseillers référendaires, M. Burgaud, avocat général référendaire, et Mme Letourneur, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à la société Ineo Provence et Côte d'Azur du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la société Axyme, agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Dutheil, la société Application provençale hydraulique et son administrateur provisoire, la société de Saint-Rapt et [M], la société Banque du bâtiment et des travaux publics.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 9 septembre 2022), la société Sensation a confié la réalisation de travaux d'agrandissement et de rénovation d'un hôtel à la société Dutheil, qui a sous-traité le lot électricité à la société Pignatta, devenue la société Ineo Provence et Côte d'Azur (la société Ineo).
3. Contestant le décompte général définitif en raison de malfaçons et de retard dans l'exécution des travaux, la société Sensation n'a pas payé les situations de la société Dutheil et n'étant pas payée par celle-ci, la société sous-traitante n'a pas achevé les travaux.
4. La société Dutheil a été mise en redressement judiciaire le 23 juin 2011, puis en liquidation judiciaire le 26 octobre suivant.
5. N'ayant pas obtenu le règlement du solde de ses factures, la société Ineo a assigné la société Sensation en indemnisation de son préjudice sur le fondement de l'article 14-1 de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975. Celle-ci a demandé, à titre reconventionnel, l'indemnisation de ses préjudices résultant des défauts d'exécution des travaux sous-traités.
Recevabilité du pourvoi contestée par la défense
Vu l'article 975 du code de procédure civile :
6. Il résulte de ce texte que l'absence ou l'inexactitude de la mention relative à la dénomination du défendeur en cassation constitue une irrégularité de forme susceptible d'entraîner la nullité de la déclaration de pourvoi s'il est justifié que cette irrégularité cause un grief au défendeur.
7. Par déclaration du 23 novembre 2022, la société Ineo s'est pourvue en cassation contre un arrêt du 9 septembre 2022 en mentionnant la société Sensation gestion.
8. L'irrecevabilité du pourvoi est soulevée, au motif qu'il a été formé contre la société Sensation gestion, société distincte de la société Sensation, seule partie à l'arrêt attaqué.
9. Cependant, la société Sensation, qui a le même siège social et le même gérant que la société Sensation gestion, a pu se constituer en défense, prendre connaissance du mémoire ampliatif adressé à son avocat constitué le 6 février 2023 et présenter son mémoire dans le délai légal.
10. Aucun grief n'étant ainsi établi, ni même allégué par la défenderesse, le pourvoi est recevable à l'égard de la société Sensation.
Examen des moyens
Sur le second moyen
11. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le premier moyen
Enoncé du moyen
12. La société Ineo fait grief à l'arrêt de condamner la société Sensation à lui payer la somme limitée de 257 028,38 euros TTC au titre d'impayés de la part de la société Dutheil envers son sous-traitant, les intérêts dus sur cette somme étant capitalisés dans les conditions de l'article 1154 du code civil dans sa version applicable à la date des faits, alors « qu'il appartient au maître de l'ouvrage, qui doit exiger de l'entrepreneur principal qu'il justifie avoir fourni la caution, de veiller à l'efficacité des mesures qu'il met en oeuvre pour satisfaire aux obligations mises à sa charge et que, à défaut, il commet une faute qui engage sa responsabilité à l'égard du sous-traitant ; qu'en rejetant la demande de la société Ineo en réparation du préjudice subi du fait de la faute de la société Sensation au titre de sa créance relative aux travaux supplémentaires et à la rémunération complémentaire, motifs pris que « c'est à bon droit que les premiers juges (
) ont rejeté les travaux supplémentaires à hauteur de 32 531,62 euros HT, les devis produits à l'instance n'étant pas validés par la maîtrise d'ouvrage, ainsi que la rémunération complémentaire demandée par la société Pignatta au titre de laquelle il n'est pas établi qu'un bouleversement de l'économie du contrat du fait d'un tiers serait intervenu et qui, au demeurant, n'a pas été validée par la maîtrise d'ouvrage », cependant que la mise en oeuvre de la responsabilité du maître de l'ouvrage, pour n'avoir pas exigé de l'entrepreneur principal qu'il justifie avoir fourni la caution, n'est pas subordonnée à une validation de la part du maître de l'ouvrage, des travaux confiés au sous-traitant par l'entrepreneur principal et dont le paiement aurait dû être garanti, la cour d'appel a ajouté à la loi une condition et violé l'article 14-1 alinéa 1er tiret 2° de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 14-1 de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 et 1382, devenu 1240, du code civil :
13. Selon le premier de ces textes, le maître de l'ouvrage doit, s'il a connaissance de la présence sur le chantier d'un sous-traitant, mettre l'entrepreneur principal en demeure de s'acquitter des obligations qui lui incombent et, lorsque le sous-traitant est accepté et que ses conditions de paiement ont été agréées, exiger de l'entrepreneur principal, si le sous-traitant ne bénéficie pas d'une délégation de paiement, qu'il justifie avoir fourni la caution.
14. Il résulte du second que le sous-traitant est fondé à rechercher la responsabilité quasi-délictuelle du maître de l'ouvrage qui ne s'est pas conformé à ses obligations en matière de sous-traitance en rapportant la preuve de son préjudice.
15. Le manquement du maître de l'ouvrage qui, ayant eu connaissance de l'existence d'un sous-traitant sur un chantier, s'est abstenu de mettre en demeure l'entrepreneur principal de s'acquitter des obligations qui lui incombent en lui présentant le sous-traitant, fait perdre à celui-ci le bénéfice de l'action directe. Il en résulte que le préjudice du sous-traitant s'apprécie au regard de ce que le maître d'ouvrage restait devoir à l'entrepreneur principal à la date à laquelle il a eu connaissance de la présence de celui-ci sur le chantier ou des sommes qui ont été versées à l'entreprise principale postérieurement à cette date.
16. En revanche, lorsque le sous-traitant est agréé et que ses conditions de paiement ont été acceptées, le manquement du maître de l'ouvrage à son obligation d'exiger de l'entrepreneur principal qu'il justifie, sauf délégation de paiement, d'avoir fourni une caution prive le sous-traitant du bénéfice du cautionnement ou de la délégation de paiement lui assurant le complet paiement du solde de ses travaux. Il en résulte que le préjudice réparable est alors égal à la différence entre les sommes que le sous-traitant aurait dû recevoir si une délégation de paiement lui avait été consentie ou si un établissement financier avait cautionné son marché et celles effectivement reçues.
17. Pour limiter la demande indemnitaire du sous-traitant à l'encontre du maître de l'ouvrage, l'arrêt retient que la société Sensation, qui avait accepté et agréé la société Ineo, a commis une faute délictuelle en s'abstenant d'exiger de l'entrepreneur principal la remise d'un cautionnement ou la mise en place d'une délégation de paiement prévues à l'article 14 de la loi précitée et que le préjudice subi par la société Ineo du fait de cette faute correspond au montant de sa créance de travaux impayés, à l'exclusion des travaux supplémentaires dont les devis n'avaient pas été validés par la maîtrise d'ouvrage, ainsi que d'une rémunération complémentaire, qui n'avait pas été justifiée par le bouleversement de l'économie du contrat du fait d'un tiers, ni validée par la maîtrise d'ouvrage.
18. En statuant ainsi, alors que l'indemnisation accordée à un sous-traitant agréé et accepté mais ne bénéficiant pas d'une garantie de paiement est déterminée par rapport aux sommes restant dues par l'entrepreneur principal au sous-traitant, peu important que les travaux aient été acceptés par le maître de l'ouvrage dès lors qu'ils avaient été confiés au sous-traitant pour l'exécution du marché principal, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Mise hors de cause
19. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il y a lieu de mettre hors de cause les sociétés Swisslife assurance de biens et Sensation gestion, dont la présence n'est pas nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
DÉCLARE recevable le pourvoi formé par la société Ineo Provence et Côte d'Azur à l'encontre de la société Sensation ;
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société Sensation à payer à la société Ineo Provence et Côte d'Azur la somme de 257 028,38 euros TTC au titre d'impayés de la part de la société Dutheil envers son sous-traitant, les intérêts dus sur cette somme étant capitalisés dans les conditions de l'article 1154 du code civil dans sa version applicable à la date des faits, l'arrêt rendu le 9 septembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Met hors de cause les sociétés Sensation gestion et Swisslife assurance de biens ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Condamne la société Sensation aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ; Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du sept mars deux mille vingt-quatre.
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