mercredi 21 novembre 2018

Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage, l'entrepreneur, y compris de travaux publics, est responsable de plein droit pour avoir exercé une activité en relation directe avec le trouble anormal


Note Pagès-de-Varenne, Constr.-urb. 2019-2, p. 25.

Note Charbonneau, RDI 2019, p. 167.

Cour de cassation
chambre civile 3
Audience publique du jeudi 8 novembre 2018
N° de pourvoi: 17-24.333 17-26.120
Publié au bulletin Rejet
M. Chauvin (président), président
SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SCP Boutet et Hourdeaux, SCP Célice, Soltner, Texidor et Périer, SCP L. Poulet-Odent, SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat(s)




Texte intégral


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :



Joint les pourvois n° A 17-24.333 et T 17-26.120 ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 4 juillet 2017), que la société d'HLM Sofilogis (la société d'HLM) est propriétaire d'un immeuble à usage mixte, assuré par la société GAN, aux droits de laquelle se trouve la société Allianz ; qu'à la demande de la société Gaz réseau distribution France (la société GRDF), la société des travaux publics Sangalli (la société STPS) a posé une canalisation de gaz traversant une rue perpendiculairement à l'immeuble propriété de la société d'HLM ; que le conseil général de la Seine-Saint-Denis a confié l'exécution de travaux d'aménagement de voirie à un groupement d'entreprises, la société Bourgeois étant chargée de l'exécution des travaux de terrassement, voirie et assainissement ; qu'à la suite de l'arrachement d'une conduite de gaz, une explosion s'est produite, suivie d'un incendie ; que, ce sinistre ayant gravement endommagé son immeuble, qui a été démoli, puis reconstruit, la société d'HLM a, après expertise, a assigné la société Bourgeois et son assureur, la SMABTP, en paiement de sommes ; que la société Allianz et la société Axa, assureur des locataires de l'immeuble, sont intervenues volontairement à l'instance ; que la société STPS et son assureur, la société Axa, la société GRDF et son assureur, la société Axa, ont été assignés en garantie ;

Sur le premier moyen de chacun des pourvois :

Attendu que la société Bourgeois et la SMABTP font grief à l'arrêt de les condamner à payer diverses sommes à la société d'HLM, à la société Allianz et à la société Axa, alors, selon le moyen :

1°/ que seuls le propriétaire et le bénéficiaire d'un titre l'autorisant à occuper ou à exploiter habituellement un immeuble peuvent être responsables, de plein droit, d'un trouble anormal de voisinage ; que l'entrepreneur, qui n'occupe l'immeuble qu'à titre ponctuel, pour les seuls besoins de l'exécution de sa mission, ne peut être considéré comme un voisin et ne peut engager sa responsabilité à l'égard des tiers que pour faute prouvée, dans les conditions du droit commun de la responsabilité quasi-délictuelle ; que pour condamner la société Bourgeois à réparer les conséquences des dommages causés à l'immeuble appartenant à la société
Sofilogis, la cour d'appel a retenu qu'en effectuant des travaux de terrassement de la voie publique au droit de l'immeuble, l'entreprise avait revêtu la qualité de voisin occasionnel et qu'elle était responsable, de plein droit, des conséquences du trouble anormal de voisinage occasionné par l'inflammation du gaz échappé de la canalisation accidentellement arrachée par son préposé ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé, par fausse application, le principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui de trouble de voisinage, et par refus d'application, l'article 1382 du code civil en sa rédaction ancienne applicable à la cause ;

2°/ que les dommages subis par les riverains du domaine public, survenus lors de l'exécution de travaux publics, ne sauraient engager la responsabilité de l'entreprise chargée des travaux sur le fondement de la
théorie des troubles anormaux de voisinage, non applicable au domaine public ; que pour condamner la société Bourgeois à réparer les conséquences de l'accident survenu le 30 octobre 2007 sur le fondement du principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui de trouble anormal du voisinage, la cour d'appel a retenu que l'entrepreneur de travaux publics était responsable de plein droit en sa qualité de voisin occasionnel, nonobstant le fait que le dommage soit survenu à l'occasion de travaux réalisés sur le domaine public ; qu'en statuant ainsi, quand seule la responsabilité quasi-délictuelle de la société Bourgeois pouvait être engagée envers les victimes de l'accident, la cour d'appel a derechef violé, par fausse application, le principe suivant lequel nul ne doit causer à autrui de trouble de voisinage, et par refus d'application, l'article 1382 du code civil en sa rédaction ancienne applicable à la cause ;

3°/ que les juges ne doivent pas dénaturer les pièces écrites versées aux débats ; qu'en annexe au rapport d'expertise de M. C... figurait, sous le numéro A 24, un rapport établi le 8 juillet 2008 par MM. D..., E... et F... dans le cadre de l'enquête pénale, suivant lequel, d'une part, « Sous le corps de la chaussée, aucun grillage avertisseur n'a été constaté faute de matériaux en couverture des fourreaux relevés sous les 3 profils P4 (électricité et gaz), P5 (branchement gaz) et P6 (conduite arrachée) », et d'autre part, « les scellés n°A cinq et A six n'indiquent pas clairement l'implantation des morceaux de grillage avertisseur : sont-ils sous chaussée ? Sous trottoir ? », les trois experts en concluant que le « défaut de repérage » de la canalisation arrachée était l'une des causes du sinistre ; que pour écarter la force majeure et retenir que la présence de la canalisation de gaz, heurtée par la pelleteuse de la société Bourgeois au droit du profil P6, n'était pas imprévisible car signalée par un filet de couleur jaune, la cour d'appel a estimé qu'il résultait de l'annexe A 24 du rapport de M. C... que la découverte de débris de filet de part et d'autre de la canalisation arrachée établissait de manière certaine la preuve de la présence d'un filet avertisseur jaune signalant la canalisation ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui a dénaturé les termes clairs et précis du rapport de MM. D..., E... et F... d'où il ressortait au contraire que la présence d'un filet avertisseur au droit du profil P6 correspondant à la canalisation arrachée n'était pas établie, a violé l'article 1134 du code civil en sa rédaction ancienne applicable à la cause, ensemble l'article 455 du code de procédure civile ;

4°/ que l'application de la théorie des troubles anormaux de voisinage est conditionnée à l'existence d'un trouble anormal causé par un
voisin ; que la relation de voisinage présente un caractère continu ou répétitif ; que la notion de voisin « occasionnel », qui ne repose sur aucun texte et définie comme ‘‘le voisin qui ne dure qu'un temps mais qui est particulièrement préjudiciable'', et parfois retenue dans le passé par la Cour de cassation pour faire application de ladite théorie, est aujourd'hui abandonnée en ce que, revenant sur la condition de l'existence même d'un voisinage, elle a conduit à la réparation de tout trouble sur ce fondement dès lors qu'il était anormal, que ce trouble ait été causé ou non par un voisin ; que l'entrepreneur qui exécute des travaux sur demande du maître de l'ouvrage sur un fonds appartenant à ce dernier ne peut être considéré comme un voisin, l'entrepreneur ne disposant d'aucun droit lui permettant de jouir de manière durable dudit fonds, de sorte que sa responsabilité ne peut être recherchée que sur le fondement de la faute ; qu'en jugeant néanmoins « qu'en application du principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage, l'entrepreneur, y compris de travaux publics, est responsable de plein droit, en qualité de voisin occasionnel, du trouble anormal causé », la cour d'appel, en usant d'une notion aujourd'hui ouvertement abandonnée par la Cour de cassation pour faire application de la théorie des troubles anormaux du voisinage à une entreprise qui ne pouvait être qualifiée de voisine du fonds privé ayant subi le dommage, a violé par fausse application le principe selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » et par refus d'application l'article 1382 ancien du code civil devenu l'article 1240 ;

5°/ que n'entrent dans le champ d'application de la théorie des
troubles anormaux de voisinage que les sujets de droit privé qui disposent de droits leur permettant de jouir durablement d'un fonds ; qu'une entreprise de travaux publics, faute de disposer de tels droits sur le fonds relevant du domaine public sur lequel elle a exécuté des travaux, ne peut être condamnée à la réparation d'un trouble sur ce fondement ; qu'en qualifiant la société Bourgeois, entreprise de travaux publics, de voisin occasionnel pour la juger responsable du trouble subi notamment par la société d'HLM Sofilogis sur le fondement de la théorie des troubles anormaux de voisinage, la cour d'appel a fait application à une entreprise de travaux publics et à un fonds relevant du domaine public d'une théorie applicable uniquement aux propriétaires privés et a ainsi violé par fausse application le principe selon lequel « nul ne peut causer à autrui un trouble anormal de voisinage » et par refus d'application l'article 1382 ancien du code civil devenu l'article 1240 ;

Mais attendu qu'ayant relevé, sans dénaturation, que la découverte, lors de l'enquête pénale, de six morceaux de filet de signalisation de couleur jaune découpés sous le trottoir à différents endroits, non détruits par l'explosion et l'incendie consécutif, établissait de manière certaine la preuve de la présence d'un filet jaune de protection signalant la canalisation et retenu, à bon droit, qu'en application du principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage, l'entrepreneur, y compris de travaux publics, est responsable de plein droit pour avoir exercé une activité en relation directe avec le trouble anormal causé, nonobstant le fait que l'origine du dommage, causé par un véhicule, soit située sur le domaine public, la cour d'appel en a exactement déduit que les demandes devaient être accueillies ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le second moyen de chacun des pourvois, ci-après annexé :

Attendu que la société Bourgeois et la SMABTP font grief à l'arrêt de rejeter leurs appels en garantie ;

Mais attendu qu'ayant retenu que la société Bourgeois connaissait l'existence de la canalisation par la remise du plan sommaire, avait une obligation personnelle de vérification et avait utilisé une tractopelle munie d'un godet d'un mètre de largeur et d'un mètre de profondeur, ce qui ne correspondait pas aux outils à main ou à l'appareil d'aspiration des terres préconisés, sans dénaturation, que le fait que six morceaux de filet de signalisation de couleur jaune aient été retrouvés à des endroits différents établissait que ce filet avait bien été posé par la société STPS et qu'aucune faute ne pouvait être retenue à l'encontre de celle-ci et que l'absence de cotes de niveaux sur le plan fourni par la société GRDF ne présentait pas de lien causal avec le sinistre en raison de l'obligation de vérification personnelle de l'entreprise Bourgeois et l'inadaptation des moyens que celle-ci a utilisés alors qu'elle avait connaissance de l'existence de la canalisation, la cour d'appel, qui a pu en déduire que le sinistre avait pour cause exclusive les fautes de la société Bourgeois, a légalement justifié sa décision ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE les pourvois ;

Condamne la société Bourgeois entreprise travaux publics et la SMABTP aux dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

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