mardi 14 mars 2023

En appel comme en première instance, le juge doit, pour apprécier l'urgence attributive de sa compétence, se placer à la date à laquelle il statue

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 1

MY1



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 1er mars 2023




Cassation partielle


M. CHAUVIN, président



Arrêt n° 131 FS-B

Pourvoi n° T 22-15.445




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 1ER MARS 2023

La société Doosan Infracore Europe SRO, société de droit étranger, dont le siège est [Adresse 2] (République Tchèque), a formé le pourvoi n° T 22-15.445 contre l'arrêt rendu le 3 février 2022 par la cour d'appel de Rouen (chambre civile et commerciale), dans le litige l'opposant :

1°/ à la société Acierinox materiel, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 1],

2°/ à la société Sofemat, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3],

défenderesses à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Robin-Raschel, conseiller référendaire, les observations de la SCP Alain Bénabent , avocat de la société Doosan Infracore Europe SRO, de la SARL Ortscheidt, avocat de la société Acierinox materiel, et l'avis de Mme Cazaux-Charles, avocat général, après débats en l'audience publique du 17 janvier 2023 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Robin-Raschel, conseiller référendaire rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, MM. Hascher, Bruyère, Ancel, conseillers, Mmes Kloda, Dumas, Champ, conseillers référendaires, Mme Cazaux-Charles, avocat général, et Mme Vignes, greffier de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Rouen, 3 février 2022), par un contrat stipulant une clause compromissoire, la société tchèque Doosan Infracore Europe s.r.o. (la société Doosan) a confié à la société française Acierinox matériel (la société Acierinox) la distribution exclusive de ses produits dans la région Normandie jusqu'au 31 décembre 2022.

2. Invoquant des manquements de la société Doosan à ses obligations ainsi qu'une résiliation fautive du contrat, la société Acierinox a assigné sa cocontractante devant le président d'un tribunal de commerce afin qu'il lui fasse défense de collaborer avec une société tierce, qu'il lui ordonne la production de pièces et qu'il la condamne au paiement d'une provision à valoir sur la réparation de son préjudice.

3. La société Doosan a soulevé une exception d'incompétence.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en ses trois premières branches

Enoncé du moyen

4. La société Doosan fait grief à l'arrêt de rejeter l'exception d'incompétence matérielle, alors :

« 1°/ que seule une mesure destinée à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder les droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond, en conservant des preuves menacées de disparition, peut être qualifiée de mesure provisoire ou conservatoire au sens de l'article 35 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ; que, pour retenir la compétence des juridictions françaises, la cour d'appel a énoncé que la demande de communication de documents doit "s'analyser comme étant une mesure d'instruction fondée sur les dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile [...] et elle est admissible dès que le demandeur justifie d'un intérêt légitime avant tout procès sans que la condition tenant à l'urgence soit exigée" ; qu'en statuant ainsi, par la voie d'une affirmation générale, sans rechercher, comme elle y était invitée, si cette mesure, qui visait à obtenir la communication de documents en possession des parties adverses, avait pour objet de prémunir la société Acierinox contre un risque de dépérissement d'éléments de preuve dont la conservation pouvait commander la solution du litige, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 35 du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 et 145 du code de procédure civile ;

2°/ que seule une mesure destinée à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder les droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond, en conservant des preuves menacées de disparition, peut être qualifiée de mesure provisoire ou conservatoire au sens de l'article 35 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ; que, pour retenir la compétence des juridictions françaises, la cour d'appel a énoncé que la demande d'interdiction de collaboration entre la société Doosan et la société Sofemat tant que le contrat litigieux sera en cours de validité et jusqu'au 31 décembre 2021 "constitue une mesure de remise en état qui a toujours été assimilée à une mesure conservatoire" ; qu'en statuant ainsi, par la voie d'une affirmation générale, sans rechercher, comme elle y était invitée, si cette mesure était destinée à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder les droits de la société Acierinox dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond, alors même que le contrat avait pris fin le 31 décembre 2021, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 35 du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 ;

3°/ que seule une mesure destinée à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder les droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond, en conservant des preuves menacées de disparition, peut être qualifiée de mesure provisoire ou conservatoire au sens de l'article 35 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ; qu'en application de ce texte, le paiement à titre de provision d'une contre-prestation contractuelle ne constitue pas une mesure provisoire, à moins que, d'une part, le remboursement au défendeur de la somme allouée soit garanti dans l'hypothèse où le demandeur n'obtiendrait pas gain de cause au fond de l'affaire et, d'autre part, la mesure sollicitée ne porte que sur des avoirs déterminés du défendeur se situant, ou devant se situer, dans la sphère de la compétence territoriale du juge saisi ; que, pour retenir la compétence des juridictions françaises, la cour d'appel a énoncé que la demande de provision "a toujours constitué une mesure provisoire qu'il appartient au juge saisi d'assortir éventuellement de garanties permettant la restitution de sommes accordées en cas d'infirmation" ; qu'en statuant ainsi, par la voie d'une affirmation générale, sans rechercher, comme elle y était invitée, si cette mesure pouvait être exécutée en France, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 35 du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012. »

Réponse de la Cour

5. La société Doosan ayant soutenu, dans ses conclusions d'appel, que le juge des référés n'était pas compétent, dès lors que les demandes formées par la société Acierinox ne constituaient pas des mesures provisoires ou conservatoires au sens de l'article 1449 du code de procédure civile, sans invoquer l'article 35 du règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, la cour d'appel n'avait pas à procéder à une recherche qui ne lui était pas demandée.

6. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le moyen, pris en sa quatrième branche, en tant qu'il est dirigé contre le rejet de l'exception d'incompétence à l'égard de la demande de production de pièces

Enoncé du moyen

7. La société Doosan fait le même grief à l'arrêt, alors « que tant en première instance qu'en appel, le juge des référés doit se placer, pour apprécier l'urgence attributive de sa compétence, à la date à laquelle il rend sa décision ; que, pour caractériser l'urgence, la cour d'appel a énoncé que "cette urgence doit s'apprécier au moment où le premier juge a statué" ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article 1449 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 978 du code de procédure civile :

8. A peine d'être déclaré d'office irrecevable, un moyen ou un élément de moyen doit préciser : le cas d'ouverture invoqué, la partie critiquée de la décision, ce en quoi celle-ci encourt le reproche allégué.

9. Le grief, qui porte sur les modalités d'appréciation de l'urgence, n'est pas dirigé contre le chef du dispositif de l'arrêt qui rejette l'exception d'incompétence à l'égard de la demande de production de pièce fondée sur l'article 145 du code de procédure civile, dont la mise en oeuvre n'est pas subordonnée à une telle condition par l'article 1449 du même code auquel renvoie l'article 1506, 1°, en matière d'arbitrage international.

10. Ne satisfaisant pas aux exigences du texte susvisé, le grief est irrecevable.

Mais sur le moyen, pris en sa quatrième branche, en tant qu'il est dirigé contre le rejet de l'exception d'incompétence à l'égard de la demande de provision et de la demande d'interdiction de collaboration avec une société tierce

Enoncé du moyen

11. La société Doosan fait le même grief à l'arrêt, alors « que tant en première instance qu'en appel, le juge des référés doit se placer, pour apprécier l'urgence attributive de sa compétence, à la date à laquelle il rend sa décision ; que, pour caractériser l'urgence, la cour d'appel a énoncé que "cette urgence doit s'apprécier au moment où le premier juge a statué" ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé l'article 1449 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 1449 et 1506 du code de procédure civile :

12. Selon le premier de ces textes auquel renvoie le second, applicable en matière d'arbitrage international, l'existence d'une convention d'arbitrage ne fait pas obstacle, tant que le tribunal arbitral n'est pas constitué, à ce qu'une partie saisisse une juridiction de l'Etat aux fins d'obtenir une mesure d'instruction ou une mesure provisoire ou conservatoire. Sous réserve des dispositions régissant les saisies conservatoires et les sûretés judiciaires, la demande est portée devant le président du tribunal judiciaire ou de commerce, qui statue sur les mesures d'instruction dans les conditions prévues à l'article 145 et, en cas d'urgence, sur les mesures provisoires ou conservatoires sollicitées par les parties à la convention d'arbitrage.

13. Il résulte de ces textes qu'en appel comme en première instance, le juge doit, pour apprécier l'urgence attributive de sa compétence, se placer à la date à laquelle il statue.

14. Pour dire que le président du tribunal de commerce était matériellement compétent pour connaître des demandes tendant au prononcé de mesures provisoires ou conservatoires, l'arrêt énonce qu'en application de l'article 1449 du code de procédure civile, il appartient à la société Acierinox de démontrer l'existence de l'urgence s'agissant des mesures d'interdiction et de provision et que cette urgence doit s'apprécier au moment où le premier juge a statué.

15. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déclare le président du tribunal de commerce matériellement compétent pour connaître des demandes formées par la société Acierinox matériel tendant à la communication d'une liste certifiée des matériels vendus en Basse Normandie par la société Sofemat et la société Doosan Infracore Europe SRO pour la période du 1er janvier au 1er juin 2021, l'arrêt rendu le 3 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Rouen ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris ;

Condamne la société Acierinox matériel aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

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