jeudi 17 décembre 2015

Notion d'impartialité de l'expert judiciaire

Voir notes :

- Schulz, RGDA 2015, p. 581.
- Noguero, RDI 2015, p. 595.


Cour de cassation
chambre civile 2
Audience publique du jeudi 15 octobre 2015
N° de pourvoi: 14-22.932
Non publié au bulletin Rejet

Mme Flise (président), président
SCP Marc Lévis, avocat(s)


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Texte intégral
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :


Attendu selon l'arrêt attaqué (Paris, 13 juin 2014), que la société Immobilière et hôtelière du parc Monceau (la société SIHPM) a fait construire un hôtel, la maîtrise d'oeuvre d'exécution, ainsi que la mission d'ordonnancement, pilotage et coordination étant confiées à la société Coteba Management (Coteba) ; qu'à la suite d'un sinistre, un juge des référés a ordonné successivement trois expertises confiées à MM. X..., A...et Y..., qui ont déposé leur rapport en 2009 et 2010 pour les deux premières et le 20 avril 2013 pour la troisième ; que la société SIHPM, reprochant aux experts de s'être uniquement fondés sur un rapport dont la véracité était contestée à l'occasion d'une procédure pénale en cours, les a fait assigner en responsabilité le 29 juin 2012, sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil ; que par requête du 12 juillet 2012, elle a formé, sur le fondement des articles 234 et 341 du code de procédure civile et de l'article L. 111-6 du code de l'organisation judiciaire, une demande de récusation et de remplacement des trois experts ; qu'une ordonnance d'un juge chargé du contrôle des expertises a rejeté la demande ;

Sur le premier moyen :

Attendu que la société SIHPM fait grief à l'arrêt de rejeter la demande de récusation de MM. X..., A...et Y..., experts judiciaires nommés dans l'expertise « générale » par ordonnances de référé du tribunal de grande instance de Paris des 7 avril et 14 mai 2004 et ordonnance du juge du contrôle des expertises du tribunal de grande instance du 11 octobre 2005, alors selon le moyen :

1°/ que l'existence d'un procès entre l'expert judiciaire et l'une des parties constitue une cause péremptoire de récusation, sans qu'il y ait lieu de distinguer suivant que le procès a été engagé avant ou après le début des opérations d'expertise ou selon qu'il puise sa raison d'être dans des faits étrangers ou non au déroulement des opérations ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a expressément relevé que, par actes du juin 2012, la SIHPM avait assigné les trois experts désignés devant le tribunal de grande instance d'Evry, sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil, pour les voir condamnés à lui payer la somme de quatre millions d'euros à titre de dommages-intérêts en réparation des fautes commises lors de leur mission d'expertise, ayant conduit à une perte de chance de gagner son procès contre Coteba ; qu'elle a également relevé qu'à l'appui de sa demande, la SIHPM invoquait des négligences fautives des experts, une falsification des données de l'expertise ainsi que l'absence d'examen du « faux » rapport d'OPR pour lequel une information judiciaire était ouverte ; qu'en déboutant la SIHPM de sa demande, quand l'existence de ce procès constituait une cause péremptoire de récusation, sans qu'il y ait lieu de distinguer suivant que le procès avait été engagé avant ou après le début des opérations d'expertise ou selon qu'il puisait sa raison d'être dans des faits étrangers ou non au déroulement des opérations, la cour d'appel a violé les articles 234 et 341 du code de procédure civile, ensemble l'article L. 111-6 du code de l'organisation judiciaire ;

2°/ que sauf volonté de fraude au travers du dépôt de la requête en récusation, l'existence d'un procès entre l'expert judiciaire et l'une des parties constitue une cause péremptoire de récusation, sans qu'il y ait lieu de distinguer suivant que le procès a été engagé avant ou après le début des opérations d'expertise, ou selon qu'il puise sa raison d'être dans des faits étrangers ou non au déroulement des opérations ; que pour débouter la SIHPM de sa demande, la cour d'appel a retenu que le procès en responsabilité contre les experts, formé quelques jours avant la demande de récusation alors que l'expertise était en phase finale, soit pour des motifs déjà examinés par les décisions précédentes ayant rejeté les demandes de remplacement, soit pour des motifs qui doivent être préalablement appréciés par le juge du fond du litige, était clairement intenté à la seule fin de se constituer une cause péremptoire de récusation pour contourner les décisions de remplacement déjà rejetées à de multiples reprises ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser de la part de la SIHPM une volonté de fraude au travers du dépôt de la requête en récusation, la cour d'appel a derechef violé les articles 234 et 341 du code de procédure civile ;

Mais attendu qu'ayant relevé que la demande de récusation intervenait alors que l'expertise était en phase finale, pour des motifs déjà examinés par des décisions qui avaient rejeté les demandes de remplacement ou pour des motifs relevant de la compétence des juges du fond, quelques jours seulement après que la société SIHPM avait fait assigner les trois experts en responsabilité, et retenu que cette action était mise en oeuvre à la seule fin de se constituer une cause péremptoire de récusation pour contourner les décisions ayant rejeté les demandes de remplacement à de multiples reprises, caractérisant de la sorte une fraude de la société, c'est dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation souverain que la cour d'appel a décidé que ce procès ne constituait pas une cause de récusation ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le deuxième moyen :

Attendu que la société SIHPM fait le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen :

1°/ que l'article 341 du code de procédure civile, qui prévoit limitativement huit cas de récusation, n'épuise pas nécessairement l'exigence d'impartialité requise de toute expert judiciaire ; que dans ses conclusions d'appel, la SIHPM faisait expressément valoir que M. X... était associé majoritaire de la société « AGCG Consultants » dont l'activité principale était « d'effectuer des expertises dans le domaine du BTP pour le compte de compagnies d'assurances » ; qu'elle en déduisait que cette activité était susceptible d'interférer avec celle d'expert judiciaire dans la présente affaire « surtout lorsqu'il s'agit d'un litige dirigé principalement contre les entreprises et leurs assureurs, portant sur une réclamation de l'ordre de 15 000 000 euros au titre des dommages immatériels subis par la SIHPM à la suite du sinistre (fixés par M. Z..., président des experts près la Cour de cassation, nommé par le président du tribunal de grande instance de Nanterre dans l'expertise d'assurances) et au titre du coût des travaux de réparations nécessaires des graves malfaçons pour au moins 15 000 000 euros soit un total minimum de 30 000 000 euros et que les assurances refusent de rembourser depuis neuf ans à la SIHPM » ; qu'au vu de ces écritures, la cour d'appel aurait nécessairement dû rechercher si, eu égard aux montants en jeu, l'activité de M. X... au profit des compagnies d'assurances n'était pas de nature à faire peser un doute légitime sur son impartialité ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 234 du code de procédure civile et 6, § 1, de la convention européenne des droits de l'homme ;

2°/ que si le fait de réaliser des missions pour des sociétés d'assurance ne constitue pas en soi l'exercice d'une activité incompatible avec l'indépendance nécessaire à l'exercice de missions judiciaires d'expertise, la prédominance de cette activité est susceptible d'interférer avec celle d'expertise judiciaire et, en conséquence, de faire peser un doute sur l'impartialité du technicien ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a retenu que l'activité d'expertise pour le compte d'assureurs n'était pas la seule activité exercée par la société AGCG Consultants et que la SIHPM échouait à démontrer qu'il s'agissait d'une activité « significative » permettant de douter de son impartialité ; qu'en statuant comme elle l'a fait, quand la SIHPM avait rapporté la preuve que la société AGCG Consultants exerçait l'activité d'expertises pour le compte d'assureurs susceptible d'interférer avec l'activité d'expert judiciaire et de faire peser un doute sur l'impartialité des techniciens, la cour d'appel a violé les articles 234 du code de procédure civile et 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme ;

Mais attendu qu'ayant relevé qu'il n'était pas allégué un lien de subordination au sens de l'article L. 111-6, 7°, du code de l'organisation judiciaire envers les sociétés d'assurance et rappelé que le fait pour un expert de réaliser des missions d'expertise pour des sociétés d'assurances ne constituait pas en soi l'exercice d'une activité incompatible avec l'indépendance nécessaire à l'expert judiciaire, puis retenu, d'une part que la société dans laquelle exerçait M. X... n'avait pas pour seule activité l'expertise pour le compte d'assureurs, celle-ci réalisant également des diagnostics immobiliers et des expertises pour le compte de tiers et le chiffre d'affaires invoqué par la société SIHPM n'étant pas le seul résultat d'expertises menées pour le compte d'assureurs, et d'autre part que l'affirmation selon laquelle cette activité de M. X... était réputée connue des deux autres experts ne reposait sur aucun élément objectif, c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation que la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a décidé que la société SIHPM ne démontrait pas l'existence d'éléments permettant de douter de l'impartialité des experts ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le troisième moyen :

Attendu que la société SIHPM fait le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen :

1°/ que l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties ; que ces prétentions sont fixées par l'acte introductif d'instance et par les conclusions en défense ; qu'en l'espèce, par ordonnance du 7 avril 2004, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a ordonné une expertise dite « générale », en donnant mission aux experts de déterminer les causes du sinistre dégâts des eaux survenu le 21-22 mars 2004, procéder à toutes investigations nécessaires, donner un avis sur les responsabilités encourues, examiner l'ensemble des canalisations installées par la même entreprise que la canalisation litigieuse et de même type, et dire si des sinistres de même type et de cause identique étaient susceptibles de se produire ; que l'expertise diligentée portait donc clairement sur les malfaçons et sinistres relatifs au lot plomberie ; que dans ses conclusions d'appel, la SIHPM faisait expressément valoir que lors d'une communication de pièces faite par Coteba le 8 février 2005, elle avait découvert deux versions contradictoires du rapport d'OPR « lot plomberie » du 16 février 2004 ; qu'elle avait alors alerté les experts et déposé une plainte pour faux et usage de faux, mais que les experts n'avaient pris en compte que la seconde version du rapport d'OPR, alors même qu'ils étaient informés d'une contestation pénale sur la validité de celui-ci et qu'à aucun moment, ils n'avaient envisagé l'hypothèse que ce rapport était un faux ni pris en compte le premier rapport faisant état de graves malfaçons du lot plomberie ; qu'il résultait clairement de ces écritures que le rapport d'OPR du 16 février 2004 et la procédure pénale concernaient directement l'expertise diligentée par ordonnance du 7 avril 2004 ; qu'en retenant, pour statuer comme elle l'a fait, que ces éléments concernaient surtout l'expertise Coteba dont le rapport était déjà déposé et qu'ils ne sauraient donc fonder la présente demande en récusation, la cour d'appel a méconnu les termes du litige et violé l'article 4 du code de procédure civile ;

2°/ que/'article 341 du code de procédure civile, qui prévoit limitativement huit cas de récusation, n'épuise pas nécessairement l'exigence d'impartialité requise de tout expert judiciaire ; que constitue une cause de récusation l'imputation précise à l'encontre d'un expert judiciaire de faits de nature à créer un doute légitime sur son impartialité ; qu'en l'espèce, par ordonnance du 7 avril 2004, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a ordonné une expertise dite « générale », en donnant mission aux experts de déterminer les causes du sinistre dégâts des eaux survenu le 21-22 mars 2004, procéder à toutes investigations nécessaires, donner un avis sur les responsabilités encourues, examiner l'ensemble des canalisations installées par la même entreprise que la canalisation litigieuse et de même type, et dire si des sinistres de même type et de cause identique étaient susceptibles de se produire ; que l'expertise diligentée portait donc clairement sur les malfaçons et sinistres relatifs au lot plomberie ; que dans ses conclusions d'appel, la SIHPM faisait expressément valoir que lors d'une communication de pièces faite par Coteba le 8 février 2005, elle avait découvert deux versions contradictoires du rapport d'OPR « lot plomberie » du 16 février 2004 ; qu'elle avait alors alerté les experts et déposé une plainte pour faux et usage de faux, mais que les experts n'avaient pris en compte que la seconde version du rapport d'OPR, alors même qu'ils étaient informés d'une contestation pénale sur la validité de celui-ci et qu'à aucun moment, ils n'avaient envisagé l'hypothèse que ce rapport était un faux ni pris en compte le premier rapport faisant état de graves malfaçons du lot plomberie ; que l'imputation aux experts, par la SIHPM, de ces faits précis était de nature à créer un doute légitime sur leur impartialité ; qu'en se fondant, pour statuer comme elle l'a fait, sur la considération que la SIHPM aurait ultérieurement la possibilité de contester les conclusions des experts, dont il n'était au demeurant pas établi qu'elle seraient suivies par les juges du fond, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à écarter, en l'état des imputations précises précitées, tout doute sur l'impartialité des experts et a violé les articles 234 du code de procédure civile et 6, § 1, de la convention européenne des droits de l'homme ;

Mais attendu qu'ayant retenu que les éléments invoqués par la SIHPM concernaient surtout l'expertise Coteba, la cour d'appel n'a pas affirmé qu'ils ne concernaient pas directement l'expertise ordonnée le 7 avril 2004 ;

Et attendu qu'ayant retenu que l'énonciation par les experts d'un avis divergent de celui d'une partie sur les causes d'un sinistre n'est pas en soi un signe de partialité à l'égard de celle-ci et qu'à supposer même que leur avis soit erroné, ce qu'il appartiendrait au juge du fond de déterminer, il n'était pas démontré par la société SIHPM qu'il procédait d'une intention malveillante à son égard ou d'un désir de la défavoriser, c'est dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation souverain que la cour d'appel a décidé que cette société ne prouvait pas la partialité des experts à son égard ;

D'où il suit que le moyen, qui manque en fait en sa première branche, n'est pas fondé en sa seconde branche ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société Immobilière et hôtelière du parc Monceau aux dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Immobilière et hôtelière du parc Monceau ;

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