jeudi 17 février 2022

Conditions de prise en considération de la vétusté par le juge administratif en matière de responsabilité des constructeurs (CE)

 Note H. Hoepffner, RDI 2022, p. 109.

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

La société mutuelle d'assurance des collectivités locales (SMACL) a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne de condamner solidairement la société Gayet, la société Vitoux, la société Astier, ainsi que leurs assureurs respectifs, la société SMABTP, la société Aviva assurances et la société Groupama Nord Est, à lui verser la somme de 1 098 484 euros, portant intérêts et capitalisation, en réparation du préjudice qu'elle a subi, en sa qualité d'assureur subrogé dans les droits de la ville de Reims, du fait des dommages provoqués par l'incendie qui s'est déclaré, le 18 avril 2012, sur la toiture de la basilique Sainte-Clotilde. Par un jugement n° 1700390 du 4 décembre 2018, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a notamment rejeté les demandes tendant aux condamnations des différents assureurs, ainsi que les appels en garantie formés par les sociétés Gayet, Vitoux et Astier à l'encontre de la société Aviva assurances, comme portées devant un ordre de juridiction incompétent, condamné solidairement les sociétés Gayet, Vitoux et Astier à verser la somme de 1 098 484 euros, portant intérêt et capitalisation, à la SMACL, et condamné la société Astier à garantir les société Gayet et Vitoux de l'intégralité de cette condamnation.

Par un arrêt n°s 18NC03424, 18NC03425, 19NC00330, 19NC00338 du 16 juin 2020, la cour administrative d'appel de Nancy a rejeté les appels formés par les sociétés Astier, devenue Astier Victor, Vitoux et Groupama Nord Est, et Gayet tendant notamment à l'annulation de ce jugement en ce qu'il les a condamnées solidairement à indemniser la SMACL, ainsi que la requête formée par la première nommée à fin de sursis à exécution de ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 18 août et 18 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les sociétés Vitoux et Groupama Nord Est demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leur appel ;

3°) de mettre à la charge de la SMACL la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par une ordonnance du 24 septembre 2021, la clôture d'instruction a été fixée au 8 octobre 2021.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code des assurances ;
- le code des marchés publics ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Thomas Pez-Lavergne, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Ohl, Vexliard, avocat aux sociétés Vitoux et Groupama Nord Est, à la SCP Poulet, Odent, avocat de la société Gayet et de la société SMABTP et à la SCP Gaschignard, avocat de la société SMACL assurances,



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un acte d'engagement signé le 14 décembre 2009, la ville de Reims a attribué à un groupement d'entreprises solidaires, composé de la société Gayet, mandataire, de la société Vitoux et de l'EURL Astier Victor, devenue la société Astier Victor, le lot n° 1 d'un marché à bons de commande ayant pour objet la réalisation " de travaux d'entretien et travaux de démolition sur le patrimoine autre que scolaire et sportif ". En exécution de ce marché, la société Astier Victor est intervenue le 18 avril 2012 pour effectuer des travaux de zinguerie sur le toit de la basilique Sainte-Clotilde, nécessitant l'usage d'un chalumeau. Une heure après le début des travaux, un incendie s'est déclaré au niveau de la toiture où intervenait l'entreprise Astier Victor, avant de se propager aux dômes nord de la basilique. Par un jugement du 4 décembre 2018, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a condamné, d'une part, solidairement les sociétés Gayet, Vitoux et Astier Victor à verser à la société mutuelle d'assurance des collectivités locales (SMACL), assureur de la ville de Reims, en sa qualité de subrogée dans les droits de cette collectivité, une somme de 1 098 484 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 27 février 2017 en réparation des préjudices subis du fait de cet incendie, d'autre part, la société Astier Victor à garantir la société Gayet et la société Vitoux de la totalité de cette condamnation. Par un arrêt du 16 juin 2020, contre lequel la société Vitoux se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Nancy a rejeté les requêtes des sociétés Astier Victor, Vitoux, Groupama Grand Est et Gayet tendant à l'annulation de ce jugement et la requête de la société Astier Victor tendant à ce qu'il soit sursis à son exécution. Par la voie d'un pourvoi provoqué, la société Gayet s'associe au pourvoi de la société Vitoux et s'en remet au Conseil d'Etat pour apprécier la recevabilité du pourvoi de la société Groupama Nord-Est, assureur de cette société.

Sur le pourvoi principal :

2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 121-12 du code des assurances : " L'assureur qui a payé l'indemnité d'assurance est subrogé, jusqu'à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l'assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l'assureur ". Il appartient à l'assureur qui demande à bénéficier de la subrogation prévue par ces dispositions législatives de justifier par tout moyen du paiement d'une indemnité à son assuré. En outre, l'assureur n'est fondé à se prévaloir de la subrogation légale dans les droits de son assuré que si l'indemnité a été versée en exécution d'un contrat d'assurance. En jugeant que " si la société SMACL n'a pas produit la police d'assurance en exécution de laquelle elle a indemnisé la ville de Reims, les éléments concernant cette police et notamment les évènements garantis ainsi que les modalités d'indemnisation en cas de sinistre ont été mentionnés dans le rapport d'expertise établi le 10 février 2014 par le cabinet Eurexo, à la demande de la SMACL ", la cour administrative d'appel, qui pouvait se fonder sur l'ensemble des éléments du dossier pour vérifier que l'indemnité avait bien été versée en exécution du contrat d'assurance, n'a pas commis d'erreur de droit.

3. En deuxième lieu, après avoir souverainement constaté que la présence de branchages, fientes d'oiseaux et poussières sur la surface des dômes de la cathédrale, qui ont pu constituer un terrain propice au développement du feu, était habituelle sur un monument de ce type, visible et prévisible pour les professionnels chargés de travaux de zinguerie, et que la cause du sinistre était entièrement imputable à l'entreprise Astier chargée de ces travaux, la cour administrative d'appel de Nancy n'a pas inexactement qualifié les faits en estimant que la ville de Reims n'avait pas manqué à son obligation d'entretien normal de l'ouvrage et en l'exonérant en conséquence de toute responsabilité dans le sinistre survenu le 18 avril 2012 sur la toiture de la basilique Sainte-Clothilde.

4. En troisième lieu, en l'absence de stipulations contraires, les entreprises qui se sont engagées conjointement et solidairement envers le maître de l'ouvrage à réaliser une opération de construction s'obligent conjointement et solidairement non seulement à exécuter les travaux, mais également à réparer le préjudice subi par le maître de l'ouvrage du fait de manquements dans l'exécution de leurs obligations contractuelles. Un constructeur ne peut échapper à sa responsabilité conjointe et solidaire avec les autres entreprises co-contractantes, au motif qu'il n'a pas réellement participé aux travaux révélant un tel manquement, que si une convention, à laquelle le maître de l'ouvrage est partie, fixe la part qui lui revient dans l'exécution des travaux.

5. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que, pour établir la condamnation solidaire des sociétés Gayet, Vitoux et Astier Victor, la cour administrative d'appel de Nancy s'est fondée sur les circonstances, d'une part, que l'acte d'engagement conclu le 14 décembre 2009 entre la ville de Reims et ces trois entreprises constituées en groupement ne prévoyait pas de répartition des tâches entre elles, d'autre part, que leur paiement individualisé ne révélait aucune intention de la ville de Reims de renoncer à la clause de solidarité entre elles, enfin, que le mémoire technique présenté par les sociétés attributaires prévoyait une répartition " purement indicative " des travaux selon un critère géographique. Par suite, les requérantes ne sont pas fondées à soutenir que la cour administrative d'appel de Nancy aurait commis une erreur de droit en condamnant les trois entreprises à indemniser la SMACL solidairement à raison du sinistre engageant la responsabilité de leur groupement, alors même que les pièces contractuelles faisaient état d'une répartition géographique et matérielle des tâches au sein de ce groupement.

6. En dernier lieu, si la vétusté d'un bâtiment peut donner lieu, lorsque la responsabilité contractuelle ou décennale des entrepreneurs et architectes est recherchée à l'occasion de désordres survenus sur un bâtiment, à un abattement affectant l'indemnité allouée au titre de la réparation des désordres, il appartient au juge administratif, saisi d'une demande en ce sens, de rechercher si, eu égard aux circonstances de l'espèce, les travaux de reprise sont de nature à apporter une plus-value à l'ouvrage, compte tenu de la nature et des caractéristiques de l'ouvrage ainsi que de l'usage qui en est fait. Par suite, le moyen tiré de ce que la cour administrative d'appel de Nancy, dont l'arrêt est suffisamment motivé, aurait commis une erreur de droit en prenant en considération le caractère historique de ce bâtiment pour apprécier s'il y avait lieu d'appliquer un coefficient de vétusté au montant de l'indemnité due au titre des travaux de réfection de la toiture de la basilique Saint-Clothilde doit être écarté.

7. Il résulte de tout ce qui précède que les sociétés Vitoux et Groupama Nord-Est ne sont pas fondées à demander l'annulation de l'arrêt attaqué. Par suite, leur pourvoi doit être rejeté.

Sur le pourvoi provoqué de la société Gayet :

8. Un pourvoi provoqué est recevable dès lors que le pourvoi principal est accueilli, que les conclusions ne soulèvent pas un litige distinct et que la décision rendue sur le pourvoi principal est susceptible d'aggraver la situation de l'auteur du pourvoi provoqué. Le pourvoi principal présenté par les sociétés Vitoux et Groupama Nord-Est étant rejeté, le pourvoi provoqué de la société Gayet est irrecevable et doit être également rejeté.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de la SMACL, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge des sociétés Vitoux et Groupama Nord Est la somme de 3 000 euros à verser à la SMACL au titre des mêmes dispositions.






D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi des sociétés Vitoux et Groupama Nord-Est et le pourvoi provoqué de la société Gayet sont rejetés.
Article 2 : Les sociétés Vitoux et Groupama Nord Est verseront la somme de 3 000 euros à la SMACL au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée aux sociétés Vitoux, Groupama Nord Est et Gayet ainsi qu'à la société mutuelle d'assurance des collectivités locales (SMACL Assurances).
Copie en sera adressée aux sociétés Astier Victor, Aviva assurances et la SMABTP.
Délibéré à l'issue de la séance du 10 novembre 2021 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. G... I..., M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; M. H... K..., Mme A... J..., M. C... F..., M. D... L..., M. Jean-Yves Ollier, conseillers d'Etat et M. Thomas Pez-Lavergne, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 25 novembre 2021.


Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Thomas Pez-Lavergne
La secrétaire :
Signé : Mme E... B...

ECLI:FR:CECHR:2021:442977.20211125

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