lundi 21 novembre 2022

Manquement contractuel préjudiciable au tiers : limites du principe

 Note C. Bloch, SJ G 2022, p. 1310.

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :

COMM.

CH.B



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 15 juin 2022




Rejet


M. MOLLARD, conseiller doyen
faisant fonction de président



Arrêt n° 398 F-B

Pourvoi n° H 19-25.750







R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 15 JUIN 2022

1°/ M. [F] [L], domicilié [Adresse 7],

2°/ M. [V] [L], domicilié [Adresse 8],

3°/ M. [U] [L], domicilié [Adresse 6],

4°/ Mme [P] [L], domiciliée [Adresse 4] (Belgique),

5°/ M. [A] [L], domicilié [Adresse 9],

6°/ Mme [K] [L]-[H], domiciliée [Adresse 1],

7°/ M. [W] [L], domicilié [Adresse 5],

ont formé le pourvoi n° H 19-25.750 contre l'arrêt rendu le 16 octobre 2019 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 6), dans le litige les opposant :

1°/ à la Société générale, société anonyme, dont le siège est [Adresse 3],

2°/ à la Bank Of America Merrill Lynch International Limited, dont le siège est [Adresse 2] (Royaume-Uni),

défenderesses à la cassation.

La société Bank Of America Merrill Lynch International Limited a formé un pourvoi incident éventuel contre le même arrêt.

Les demandeurs au pourvoi principal invoquent, à l'appui de leur recours, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Blanc, conseiller référendaire, les observations de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de MM. [F], [V], [U], [A] et [W] [L], de Mme [P] [L] et de Mme [K] [L]-[H], de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la Bank Of America Merrill Lynch International Limited, de la SCP Spinosi, avocat de la Société générale, après débats en l'audience publique du 20 avril 2022 où étaient présents M. Mollard, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Blanc, conseiller référendaire rapporteur, M. Ponsot, conseiller, et Mme Fornarelli, greffier de chambre,

la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 16 octobre 2019), sur les conseils de la Société générale et de la société Merrill Lynch Capital Markets France, aux droits de laquelle est venue la société Bank Of America Merrill Lynch International (la société Merrill Lynch), [R] [L] a souscrit le 15 mai 2001, auprès de la première, un prêt remboursable in fine d'un montant de 7 500 000 francs, soit 1 143 367,63 euros, arrivant à échéance le 31 mai 2008, et versé le capital ainsi prêté sur un contrat d'assurance-vie, souscrit par l'intermédiaire de la seconde, dont le rachat devait permettre le remboursement du prêt à son terme.

2. Ce rachat est intervenu le 3 décembre 2008 pour une somme de 569 339,37 euros. Après déduction de ce montant, [R] [L] est restée débitrice, au titre du prêt, d'une somme de 684 982,56 euros qu'elle a remboursée au moyen d'une ouverture de crédit utilisable par découvert en compte consentie par la Société générale.

3. [R] [L] étant décédée, ses enfants et héritiers, MM. [F], [V], [U], [A] et [W] [L], Mme [P] [L] et Mme [K] [L]-[H] (les consorts [L]), ont assigné les 8 et 9 juillet 2013 la Société générale et la société Merrill Lynch en indemnisation de préjudices résultant de manquements à leurs obligations d'information et de conseil envers leur mère.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa troisième branche, et le second moyen du pourvoi principal, ci-après annexés

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation

Sur le premier moyen, pris en ses première et deuxième branches, du pourvoi principal

Enoncé du moyen

5. Les consorts [L] font grief à l'arrêt de rejeter l'ensemble de leurs demandes, alors :

« 1°/ que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ; que les ayants droits d'une personne peuvent agir contre le cocontractant du défunt, en se prévalant, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, du manquement de ce dernier à une obligation résultant de ce contrat, lorsqu'elle leur a causé un dommage ; qu'en l'espèce, les consorts [L] ont assigné la Société générale et la société Merrill Lynch afin d'obtenir leur condamnation "à réparer le préjudice subi par les requérants, ayants droits de Madame [R] [L], en raison des manquements à leur devoir d'information et de conseil envers cette dernière" commis lors de la mise en place d'un montage financier dénoué en 2008 ; que pour rejeter les demandes présentées sur ce fondement, la cour d'appel a retenu que dès lors qu'ils sollicitaient à titre d'indemnisation la somme de 685 000 euros, représentant le montant qu'avait dû emprunter [R] [L] pour rembourser le solde du prêt non couvert par l'évolution du contrat d'assurance-vie ainsi que la somme de 558 032,52 euros représentant les intérêts versés par [R] [L] au titre de l'ensemble des prêts, celui payable in fine et le second destiné à rembourser le premier, ils se prévalaient exclusivement de préjudices subis par leur auteur, dont ils ne pouvaient poursuivre l'indemnisation que sur un fondement contractuel et non d'un préjudice personnel par ricochet ; qu'en statuant de la sorte, quand les consorts [L], en leur qualité de tiers aux contrats souscrits par Mme [R] [L], pouvaient invoquer sur le fondement de la responsabilité délictuelle les manquements contractuels imputés à la Société générale et à la société Merrill Lynch, qui leur avaient causé un dommage en aggravant le passif de la succession de leur mère, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;

2°/ que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ; que revêt un caractère personnel le préjudice subi par chacun des ayants droits de la partie à un contrat victime d'un manquement de son cocontractant à ses obligations, consistant dans l'obligation de régler sa part de dette de la succession à l'égard du contractant en cause ; qu'en l'espèce, les consorts [L] faisaient valoir que le relevé de compte de la succession de Mme [L] déposé à l'étude de M. [M], notaire en charge de cette succession, présentait un solde nul au 31 décembre 2019, de sorte qu'ils se trouveraient dans l'obligation de payer sur leurs deniers personnels le reliquat des sommes dues au titre des prêts accordés par la Société générale ; qu'en jugeant que les consorts [L] se prévalaient exclusivement de préjudices subis par leur auteur, dont ils ne pouvaient poursuivre l'indemnisation que sur un fondement contractuel et non d'un préjudice personnel par ricochet, sans rechercher si l'obligation pour chacun des consorts [L] de régler, sur ses deniers personnels, le reliquat des prêts consentis par la Société générale à Mme [R] [L] ne constituait pas pour eux un préjudice personnel dont ils étaient fondés à poursuivre la réparation sur le fondement de la responsabilité délictuelle des défenderesses, en leur qualité de tiers aux contrats souscrits par leur mère auprès de ces sociétés, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »

Réponse de la Cour

6. Il résulte de l'article 1165 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, et de l'article 1382, devenu 1240, de ce code que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. Un héritier ne peut agir sur ce fondement en invoquant un manquement contractuel commis envers son auteur qu'en réparation d'un préjudice qui lui est personnel. N'est pas un préjudice personnel subi par l'héritier celui qui aurait pu être effacé, du vivant de son auteur, par une action en indemnisation exercée par ce dernier ou qui peut l'être, après son décès, par une action exercée au profit de la succession en application de l'article 724 du code civil.

7. D'une part, ayant retenu que les consorts [L] invoquaient un préjudice, causé par les manquements de la Société générale et de la société Merrill Lynch, correspondant à la somme qu'avait dû emprunter [R] [L] pour rembourser le solde du prêt non couvert par le rachat du contrat d'assurance-vie, augmentée des intérêts payés par celle-ci au titre du prêt in fine et du crédit souscrit pour son remboursement, la cour d'appel en a exactement déduit que les consorts [L] se prévalaient ainsi, non d'un préjudice qu'ils auraient personnellement subi, mais d'un préjudice subi par leur mère dont la réparation ne pouvait être poursuivie que sur un fondement contractuel.

8. D'autre part, en l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui n'était pas tenue d'effectuer la recherche invoquée par la deuxième branche, inopérante dès lors qu'en faisant valoir qu'en cas de rejet de leurs demandes de réparation des préjudices causés par les manquements reprochés à la Société générale et à la société Merrill Lynch, ils seraient tenus de payer sur leurs deniers personnels les sommes restant dues au titre du crédit souscrit par leur mère pour rembourser le prêt in fine à son terme, les consorts [L] ne se prévalaient d'aucun préjudice qui n'aurait pu être effacé par une action en indemnisation exercée par leur mère, de son vivant, ou, après le décès de celle-ci, par un de ses héritiers en application de l'article 724 du code civil, a légalement justifié sa décision.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, sans qu'il y ait lieu de statuer sur le pourvoi incident, qui n'est qu'éventuel, la Cour :

REJETTE le pourvoi principal ;

Condamne MM. [F], [V], [U], [A] et [W] [L], Mme [P] [L] et Mme [K] [L]-[H] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par MM. [F], [V], [U], [A] et [W] [L], Mme [P] [L] et Mme [K] [L]-[H], les condamne à payer à la Société générale la somme globale de 3 000 euros et les condamne in solidum à payer à la société Bank of America Merrill Lynch International la somme de 3 000 euros ;

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