mardi 17 décembre 2024

Le point de départ du délai de recours d'un constructeur contre un autre constructeur et l'effet interruptif d'une demande de reconnaissance d'un droit, même par provision

 

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 3

JL



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 5 décembre 2024

Cassation partielle

Mme TEILLER, président

Arrêt n° 656 F-D

Pourvoi n° S 23-15.701

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 5 DÉCEMBRE 2024

1°/ la société Axa France IARD, société anonyme, agissant en sa qualité d'assureur des sociétés AMS et JSFG,

2°/ la société Axa France IARD, société anonyme, agissant en sa qualité d'assureur de la société Métalu du Livradois,

ayant toutes deux leur siège [Adresse 4],

ont formé le pourvoi n° S 23-15.701 contre l'arrêt rendu le 28 février 2023 par la cour d'appel de Riom (1re chambre civile), dans le litige les opposant :

1°/ à la société Gan assurances, société anonyme, dont le siège est [Adresse 5], prise en sa qualité d'assureur de la société JSFG,

2°/ à la société Ambertoise, société civile immobilière, dont le siège est [Adresse 6],

3°/ à la société Pil architecture, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3],

4°/ à la société Mutuelle des architectes français (MAF), dont le siège est [Adresse 2], prise en sa qualité d'assureur de la société Pil architecture,

5°/ à la société Métalu du Livradois, société à responsabilité limitée, dont le siège est chez Mme [M] [P], [Adresse 1],

défenderesses à la cassation.

Les sociétés Pil architecture et Mutuelle des architectes français ont formé un pourvoi provoqué contre le même arrêt.

Les demanderesses au pourvoi principal invoquent, à l'appui de leur recours, trois moyens de cassation.

Les demanderesses au pourvoi provoqué invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Brillet, conseiller, les observations de la SCP Boutet et Hourdeaux, avocat de la société Axa France IARD, ès qualités, de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat des sociétés Pil architecture et Mutuelle des architectes français, de la SARL Delvolvé et Trichet, avocat de la société Gan assurances, de la SCP L. Poulet-Odent, avocat de la société civile immobilière Ambertoise, après débats en l'audience publique du 5 novembre 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Brillet, conseiller rapporteur, M. Boyer, conseiller doyen, et Mme Maréville, greffier de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Riom, 28 février 2023), la société civile immobilière Ambertoise (la SCI) a confié à M. [Y], gérant de la société [C] [Y], devenue la société Pil architecture, assurée auprès de la Mutuelle des architectes français (la MAF), une mission générale de maîtrise d'oeuvre de réhabilitation d'un bâtiment à destination commerciale.

2. Sont également intervenues à l'opération, notamment :
- la société Ambert maçonnerie serre (la société AMS) au titre des lots terrassement et VRD, fondations spéciales, gros-oeuvre et béton préfabriqué, à qui a succédé la société JSFG, toutes deux assurées auprès de la société Axa France IARD (la société Axa), la société JSFG étant également assurée auprès de la société Gan assurances ;
- la société Métalu du Livradois, au titre des lots bardage et panneaux sandwich ainsi que menuiseries aluminium, vitrerie et portes sectionnelles, également assurée par la société Axa.

3. Après réception des travaux, des désordres liés à des défauts d'étanchéité sont apparus.

4. Après expertise judiciaire, la SCI, par actes des 13, 17 et 28 juillet 2017, a assigné les sociétés Pil architecture, Métalu du Livradois, Axa, en sa triple qualité d'assureur des sociétés Métalu du Livradois, AMS et JSFG, et la MAF en indemnisation de son préjudice.

5. Le 24 janvier 2019, la société Axa a assigné la société Gan assurances en garantie.

Examen des moyens

Sur le troisième moyen du pourvoi principal de la société Axa, prise en sa qualité d'assureur de la société Métalu du Livradois

Enoncé du moyen

6. La société Axa, prise en sa qualité d'assureur de la société Métalu du Livradois, fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en garantie formée à l'encontre de la société Gan assurances, sauf à préciser que cette demande est constitutive d'une fin de non-recevoir et que celle-ci est donc jugée irrecevable pour cause de prescription, alors « que l'assignation, si elle n'est pas accompagnée d'une demande de reconnaissance d'un droit, ne serait-ce que par provision, ne peut faire courir l'action en garantie tendant à obtenir le remboursement de sommes mises à la charge du défendeur en vertu de condamnations ultérieures ; qu'en retenant que le point de départ de la prescription quinquennale de l'action en garantie de la société Axa à l'encontre de la société Gan assurances devait être fixé au 23 janvier 2013, date de l'assignation de la société Axa aux fins d'extension de l'expertise judiciaire précédemment ordonnée par ordonnance de référé du 20 avril 2011 sur l'assignation en référé expertise de la SCI pour la raison qu'elle était à cette date suffisamment informée des faits susceptibles d'engager sa responsabilité civile au titre de la mobilisation de sa garantie contractuelle, sans constater que l'assignation du 23 janvier 2013 comportait une reconnaissance d'un droit ne serait-ce que par provision à l'encontre de la société Axa, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard des articles 2219 et 2224 du code civil et l'article L. 110-4, I du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Recevabilité du moyen examinée d'office

7. Après avis donné aux parties conformément à l'article 16 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 978 du même code.

Vu l'article 609 du code de procédure civile :

8. Le pourvoi en cassation n'est recevable que si le demandeur a intérêt à agir.

9. La société Axa, prise en sa qualité d'assureur de la société Métalu du Livradois, n'ayant, en cette qualité, formé aucune demande en garantie contre la société Gan assurances, ne justifie d'aucun intérêt à contester le chef de dispositif de l'arrêt qui a déclaré irrecevable le recours en garantie, qu'elle a formée en sa qualité d'assureur des sociétés AMS et JSFG, contre la société Gan assurances.

10. Le moyen est, dès lors, irrecevable de ce chef.

Sur les premier et deuxième moyens, pris en leurs première et deuxième branches, du pourvoi principal, et sur le moyen, pris en ses première et deuxième branches, du pourvoi provoqué

11. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur les premier et deuxième moyens, pris en leur troisième branche, du pourvoi principal, et sur le moyen, pris en sa troisième branche, du pourvoi provoqué, rédigés en termes identiques, réunis

Enoncé des moyens

12. Par leur moyen, la société Axa, prise en ses qualités d'assureur des sociétés AMS et JSFG, d'une part, et de la société Métalu du Livradois, d'autre part, fait grief à l'arrêt de la condamner in solidum à payer à la SCI une certaine somme en réparation de son préjudice immatériel consécutif aux désordres de construction ayant affecté l'exploitation commerciale de l'ensemble immobilier et de dire qu'elle supportera, en ses deux qualités respectives, un tiers de ladite condamnation, et la société Pil architecture et la MAF font grief à l'arrêt de les condamner, in solidum avec la société Métalu du Livradois, sous la garantie de la société Axa, et la société Axa, en qualité d'assureur des sociétés AMS et JSFG, à payer à la SCI une certaine somme en réparation de son préjudice immatériel consécutif aux désordres de construction ayant affecté l'exploitation commerciale de l'ensemble immobilier et de dire qu'elles supporteront un tiers de ladite condamnation, alors « que hormis les cas où la loi en dispose autrement, le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties ; que dès lors, viole l'article 16 du code de procédure civile, la cour d'appel qui, pour statuer comme elle l'a fait au titre de l'appréciation de l'existence et du quantum du préjudice immatériel, s'est fondée exclusivement sur le rapport d'expertise comptable de la société in extenso résultant d'une consultation privée demandée par la SCI, retenant que « cette appréciation chiffrée apparaît par ailleurs suffisamment réaliste et sérieuse en ce qui concerne l'écart de situation réelle de 1 661 873,00 euros » et que « ce chiffrage peut en conséquence servir de base d'indemnisation de ce préjudice de perte de jouissance et de revenus locatifs sur une partie de l'ouvrage litigieux », toutes considérations qui résultaient uniquement du rapport in extenso, quand la société Axa faisait valoir que cette étude n'avait pas été réalisée contradictoirement et lui était inopposable. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 16 du code de procédure civile :

13. En application de ce texte, le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties.

14. Pour condamner in solidum la société Pil architecture, sous la garantie de la MAF, la société Axa, prise en sa qualité d'assureur des sociétés AMS et JSFG, et la société Métalu du Livradois, sous la garantie de la société Axa, à payer une certaine somme au profit de la SCI en réparation de son préjudice immatériel consécutif aux désordres de construction ayant affecté l'exploitation commerciale de l'ensemble immobilier et dire que la répartition définitive de cette condamnation doit intervenir par tiers entre, d'une part, la société Pil architecture, sous la garantie de la MAF, d'autre part, la société Axa, prise en sa qualité d'assureur des sociétés AMS et JSFG, enfin, la société Métalu du Livradois, sous la garantie de la société Axa, l'arrêt constate qu'est produit un rapport d'expertise comptable, fruit d'une consultation privée, chiffrant un préjudice intégrant à la fois des pertes de résultat liées aux déficits locatifs et des surcoûts financiers destinés à renforcer sa trésorerie.

15. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui, pour évaluer le préjudice immatériel de la SCI, s'est fondée exclusivement sur l'analyse chiffrée du rapport d'expertise amiable établi à la demande de cette société, sans relever l'existence d'autres éléments de preuve la corroborant, a violé le texte susvisé.

Et sur le troisième moyen du pourvoi principal de la société Axa agissant en sa qualité d'assureur des sociétés AMS et JSFG

Enoncé du moyen

16. La société Axa, prise en sa qualité d'assureur des sociétés AMS et JSFG, fait grief à l'arrêt de juger irrecevable sa demande en garantie formée contre la société Gan assurances pour cause de prescription, alors « que l'assignation, si elle n'est pas accompagnée d'une demande de reconnaissance d'un droit, ne serait-ce que par provision, ne peut faire courir l'action en garantie tendant à obtenir le remboursement de sommes mises à la charge du défendeur en vertu de condamnations ultérieures ; qu'en retenant que le point de départ de la prescription quinquennale de l'action en garantie de la société Axa à l'encontre de la société Gan assurances devait être fixé au 23 janvier 2013, date de l'assignation de la société Axa aux fins d'extension de l'expertise judiciaire précédemment ordonnée par ordonnance de référé du 20 avril 2011 sur l'assignation en référé expertise de la SCI pour la raison qu'elle était à cette date suffisamment informée des faits susceptibles d'engager sa responsabilité civile au titre de la mobilisation de sa garantie contractuelle, sans constater que l'assignation du 23 janvier 2013 comportait une reconnaissance d'un droit ne serait-ce que par provision à l'encontre de la société Axa, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard des articles 2219 et 2224 du code civil et l'article L. 110-4, I du code de commerce. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 2224 du code civil et L. 110-4, I, du code de commerce :

17. En application de ces textes, le recours d'un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant se prescrit par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

18. S'il était jugé (3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi n° 18-25.915, publié) que le point de départ du délai de recours d'un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant était la date à laquelle l'entrepreneur principal avait été assigné en référé-expertise par le maître de l'ouvrage, la Cour de cassation a, par un arrêt ultérieur (3e Civ., 14 décembre 2022, pourvoi n° 21-21.305, publié), décidé qu'une assignation, si elle n'est pas accompagnée d'une demande de reconnaissance d'un droit, ne serait-ce que par provision, ne peut faire courir la prescription de l'action du constructeur tendant à être garanti de condamnations en nature ou par équivalent ou à obtenir le remboursement de sommes mises à sa charge en vertu de condamnations ultérieures.

19. Il en résulte qu'une assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l'ouvrage à un entrepreneur, non assortie d'une demande de reconnaissance d'un droit , fût-ce par provision, ne fait pas courir le délai de prescription de l'action en garantie de ce constructeur contre d'autres intervenants à l'acte de construire.

20. Pour déclarer irrecevable pour cause de prescription la demande en garantie formée par la société Axa, prise en ses qualités d'assureur des sociétés AMS et JSFG, à l'encontre de la société Gan assurances, l'arrêt constate qu'elle a été assignée les 22 et 23 janvier 2013 aux fins d'extension à son égard des opérations de la mesure d'expertise judiciaire précédemment ordonnée le 23 janvier 2013 constituant dès lors la date à laquelle elle était suffisamment informée, sans avoir à attendre son assignation au fond subséquemment intervenue, de l'ensemble des faits qui étaient d'ores et déjà susceptibles d'engager sa responsabilité civile au titre de la mobilisation de sa garantie contractuelle.

21. Il ajoute qu'une jurisprudence constante fixe comme point de départ des recours récursoires entre coobligés celle de l'assignation en référé-expertise chaque fois qu'une mesure d'expertise judiciaire précède les assignations au fond et retient qu'un délai de plus de cinq ans s'est écoulé, sans l'accomplissement d'un quelconque acte de procédure, entre le 23 janvier 2013 et le 24 janvier 2019, date de l'assignation afin de mise en cause de la société Gan assurances.

22. En se déterminant ainsi, sans constater que l'assignation du 23 janvier 2013 comportait une demande de reconnaissance d'un droit, ne serait-ce que par provision, à l'encontre de la société Axa, prise en ses qualités d'assureur des sociétés AMS et JSFG, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

Mise hors de cause

23. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de mettre hors de cause la SCI, la société Pil architecture et la MAF, dont la présence est nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.



PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi principal et du pourvoi provoqué, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum la société Pil architecture, sous la garantie de la Mutuelle des architectes français, la société Axa France IARD, assureur des sociétés Ambert maçonnerie serre et JSFG, et la société Métalu du Livradois, sous la garantie de la société Axa France IARD, à payer une certaine somme au profit de la société civile immobilière Ambertoise en réparation de son préjudice immatériel consécutif aux désordres de construction ayant affecté l'exploitation commerciale de l'ensemble immobilier, dit que la répartition définitive de cette condamnation doit intervenir par tiers entre, d'une part, la société Pil architecture, sous la garantie de la Mutuelle des architectes français, d'autre part, la société Axa France IARD, assureur des sociétés Ambert maçonnerie serre et JSFG, enfin, la société Métalu du Livradois, sous la garantie de la société Axa France IARD, et juge irrecevable pour cause de prescription la demande en garantie formée par la société Axa France IARD, assureur des sociétés Ambert maçonnerie serre et JSFG, à l'encontre de la société Gan assurances, l'arrêt rendu le 28 février 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Riom ;

Dit n'y avoir lieu de mettre hors de cause la société civile immobilière Ambertoise, la société Pil architecture et la Mutuelle des architectes français ;

Remet, sur ces point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;

Condamne la société civile immobilière Ambertoise et la société Gan assurances aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du cinq décembre deux mille vingt-quatre.ECLI:FR:CCASS:2024:C300656

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