Note, P. Abadie, D. 2023, p. 875.
Vu sur le site de la Cour de cassation :
Climat et bâtiment
Étude écrite par Jean-François Zedda, conseiller référendaire à la troisième chambre civile de la Cour de cassation
Aucun des contentieux de l'immobilier, dont la troisième chambre civile de la Cour de cassation est spécialement chargée, n'est épargné par les questions environnementales. Le climat et son dérèglement, en particulier, font peser de grandes menaces sur les bâtiments et remettent en cause de grands équilibres. Mais inversement, il n'est plus possible de bâtir sans se préoccuper du climat. Dans des litiges qui confrontent des intérêts essentiellement privés, quel rôle le juge judiciaire peut-il jouer pour accompagner la transition énergétique ?
Le changement climatique augmente la vulnérabilité du bâti à son environnement
Indépendamment de tout dérèglement climatique, les récents tremblements de terre en Turquie sont venus nous rappeler brutalement combien nos constructions peuvent être vulnérables à leur environnement. Même si certains dommages ne peuvent être évités, le respect des normes élaborées pour assurer la pérennité des ouvrages et la sécurité de leurs occupants est crucial. Du reste, lorsque le non-respect de la norme menace la sécurité des occupants, la Cour de cassation considère que le dommage est actuel pour l'application de la garantie décennale, même si le bâtiment n'a pas encore été endommagé par un sinistre (s'agissant précisément des normes parasismiques :
3e Civ., 25 mai 2005, pourvoi n° 03-20.247, Bull. 2005, III, n° 113).
La protection du bâti contre son environnement n'est pas une préoccupation nouvelle, mais le changement climatique, en augmentant la fréquence et/ou l'intensité de certaines catastrophes, telles les inondations, les tempêtes et les sécheresses, ou en exposant certaines zones autrefois épargnées, constitue un nouveau défi pour les constructeurs, les propriétaires et les usagers. Les climatologues prévoient, notamment, la multiplication des épisodes de sécheresse. Or, la sécheresse est l'ennemi du bâti : les mouvements de terrain différentiels consécutifs à la sécheresse et à la réhydratation des sols menacent des millions d'habitations. Face à des sinistres provoqués, non par des épisodes ponctuels intenses, mais par des épisodes répétés, le code des assurances vient d'être modifié pour permettre la prise en compte, au titre des catastrophes naturelles, de la succession anormale d'événements de sécheresse d'ampleur significative (ordonnance n°2023-78 du 8 février 2023 modifiant l'article L. 125-1 du code des assurances, avec une entrée en vigueur au plus tard le 1er janvier 2024).
Selon un récent rapport d'information du Sénat, le risque lié au retrait-gonflement des argiles ("RGA") menace l'équilibre du régime de catastrophe naturelle. Le coût annuel moyen de ce risque a doublé ces dernières années et l'année 2022 marquera un nouveau record. France assureurs prévoit un triplement du coût cumulé de la sinistralité sécheresse au cours des trente prochaines années. La réparation et la prévention des fissures des bâtiments est, en effet, très coûteuse. Le rapport sénatorial déplore l'insuffisance des mesures de prévention avant sinistre dans les zones à risque. Les contentieux soumis aux juridictions montrent, également, que de nombreux sinistres pourraient être évités si les études techniques préconisées par les géotechniciens étaient réalisées en amont des constructions.
En dehors du risque sécheresse, la fréquence d'autres catastrophes naturelles pourrait être augmentée par le changement climatique. Certains modèles météorologiques prévoient une augmentation de la variabilité du cycle de l'eau ou de la vitesse des vents, ce qui pourrait se traduire par plus d'inondations et de tempêtes, ou par l'intensification de ces phénomènes. On le voit déjà pour les ouragans dans l'Atlantique, dont la force dépend de la température des eaux de surface. Une récente étude de la fédération des assureurs sur l'indemnisation des dégâts causés par les événements climatiques, évoque une hausse de la sinistralité climatique de près de 93 % d'ici 2050. Qu'il s'agisse de l'assurance habitation ou de l'assurance décennale, notre écosystème assurantiel entre dans une zone de turbulences. Indépendamment de leur coût, la multiplication des sinistres interroge également sur la capacité de la filière du bâtiment, qui peine à recruter, à faire face à la demande de travaux.
Face à ces risques naturels, le législateur a entendu renforcer le devoir d'information pesant sur les propriétaires à l'égard des acquéreurs et des locataires. Le manquement à cette obligation d'information génère un important contentieux, compte tenu de l'impact que peut avoir la connaissance des risques sur la valeur du bien et le consentement des parties. La Cour de cassation a récemment jugé qu'un phénomène extérieur à l'immeuble, tel que l'échouage d'algues sargasses sur les rivages proches, pouvait constituer un vice caché (3e Civ., 15 juin 2022, pourvoi n° 21-13.286, publié au Bulletin).
Le bâtiment a un grand rôle à jouer dans la lutte contre le changement climatique
Avec la crise climatique que nous traversons, il n'est plus possible de raisonner simplement en termes de dommages à l'ouvrage : le bâtiment ne doit pas seulement se protéger de son environnement, il doit lui-même préserver l'environnement. Comme nos autres activités, la construction doit être repensée pour diminuer son empreinte écologique.
Les Etats membres de l'Union européenne, conscients que la lutte contre le réchauffement climatique passe par une réduction drastique de nos émissions de gaz à effet de serre (GES), se sont fixé pour objectif d'atteindre la neutralité carbone en 2050. Le secteur du bâtiment (construction et utilisation) est responsable à lui seul d'un quart des émissions de GES. Il constitue donc une cible clé des politiques de réduction des émissions. Les premières réglementations thermiques sont apparues dans les années 1970 avec le premier choc pétrolier. Elles répondent aujourd'hui à une logique autant environnementale qu'économique. Chaque nouveau palier parie sur l'imagination des industriels et des entrepreneurs pour concevoir des matériaux et techniques toujours plus performants. La réglementation environnementale 2020 ("RE 2020") franchit un nouveau cap en termes de contrainte et de complexité. Dans le même temps, le législateur entend favoriser les expérimentations environnementales, en multipliant les hypothèses permettant d'accorder des dérogations aux règles locales d'urbanisme.
De nouvelles lois ont été votées ces dernières années, telle la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dite loi AGEC, pour inciter les constructeurs à réemployer des matériaux de construction : il ne s'agit pas simplement de recycler les déchets de la construction mais de donner une nouvelle vie à des parties de l'ouvrage à démolir qui sont dans un état suffisamment bon pour être intégrées dans un bâtiment neuf (exemple : fenêtres, radiateurs, plaques de couverture et de bardage, etc.). Cette technique, qui ne fait pas encore l'objet de règles professionnelles, reste pour l'heure assez marginale mais l'objectif est d'en faire une technique courante pour atteindre nos objectifs de "décarbonation".
Ces contraintes environnementales seront, sans aucun doute, la source de contentieux. Les infractions à la RE 2020 donneront lieu à de nouveaux questionnements voire à des dilemmes : lorsque le dépassement des indices environnementaux sur le cycle de vie de l'ouvrage provient de la phase construction sans que la performance énergétique de l'ouvrage achevé soit en cause, qui subit le préjudice ? Comment réparer les infractions lorsque les travaux nécessaires à l'amélioration de la performance de l'ouvrage entraînent une consommation d'énergie qui rendra impossible le respect des indices sur le cycle de vie des bâtiments ?
Par ailleurs, la sinistralité des nouvelles techniques de construction, du réemploi ou de l'utilisation de matériaux innovants est encore incertaine. Des dommages sériels pourraient survenir, donnant lieu à des contentieux tout aussi sériels. Au cours de la dernière décennie, les prestations d'assurance ont augmenté de 33 % et France assureurs attribue, notamment, cette progression à l'évolution des technologies et des matériaux. Les contentieux multiples liés à la pose de panneaux photovoltaïques en toiture constituent un exemple de ces risques de dommages sériels. Des effets d'aubaine ont conduit des acteurs à se lancer sur le marché, avec des compétences techniques faibles et au moyen d'équipements à la fiabilité insuffisante. La pose des panneaux a, ainsi, entraîné de nombreux sinistres : performances promises non atteintes, infiltrations d'eau par les toitures endommagées lors de la pose et, plus grave, incendies électriques. La pose de pompes à chaleur donne également lieu à de nombreux litiges.
Les juridictions auront, ainsi, à faire face à des contentieux complexes, impliquant de nombreux acteurs de la chaîne de construction et auront besoin d'experts, notamment thermiciens, en nombre suffisant pour les aider à statuer sur les responsabilités. La contrainte environnementale pourrait, du reste, impacter la façon même dont les juridictions réparent les préjudices. La Cour de cassation permet déjà depuis plusieurs années, pour refuser certaines démolitions/reconstructions réclamées par les maîtres d'ouvrage insatisfaits, de prendre en considération la disproportion du coût de ces mesures (récemment : 3e Civ., 17 novembre 2021, pourvoi n° 20-17.218, publié au Bulletin). Leur coût environnemental ne doit-il pas également entrer en ligne de compte ? Le principe de proportionnalité pourrait ainsi évoluer pour intégrer l'intérêt collectif dans l'équation, au-delà des seuls intérêts particuliers en balance.
La réduction de nos émissions de gaz à effet de serre ne passe pas seulement par des bâtiments neufs plus sobres en énergie. Elle passe nécessairement par l'amélioration des performances du bâti existant : isolation des murs et couvertures, remplacement des fenêtres, remplacement des appareils de chauffage, adjonction d'appareils de production d'énergie. Un plan de rénovation énergétique des bâtiments a été adopté qui prévoit des aides financières massives pour améliorer la performance des logements. Mais récemment, des mesures plus contraignantes ont été adoptées, comme l'interdiction progressive de louer les "passoires thermiques" par la loi "climat et résilience" du 22 août 2021. L'entrée en vigueur de cette loi impacte déjà fortement le marché de l'immobilier. Compte tenu des conséquences du classement obtenu au terme du diagnostic de performance énergétique, les litiges pourraient se multiplier, mettant en cause la responsabilité du diagnostiqueur. Des associations de consommateurs se plaignent, en effet, de l'absence de fiabilité des diagnostics.
L'article L. 123-2 du code de la construction et de l'habitation dispose que l'impropriété à la destination, au sens de l'article 1792 du code civil, ne peut être retenue qu'en cas de dommages conduisant à une surconsommation énergétique ne permettant l'utilisation de l'ouvrage qu'à un coût exorbitant. Mais, d'une part, les cas où le surcoût énergétique sera jugé exorbitant pourraient se multiplier avec l'explosion des coûts de l'énergie et, d'autre part, l'absence de responsabilité décennale ne signifie pas absence de responsabilité civile et absence de contentieux.
De multiples obstacles freinent l'engagement des travaux de rénovation, alors que plus de cinq millions de logement doivent être rénovés d'ici dix ans. Ces dernières années, les travaux se sont concentrés sur les changements du mode de chauffage, avec des gains parfois décevants en termes de réduction de la dépense énergétique. Malgré des aides multiples, les rénovations globales rebutent de nombreux propriétaires. L'isolation des murs, notamment, se heurte à d'importants défis techniques, esthétiques et financiers. L'isolation par l'extérieur est délicate pour les immeubles les plus anciens et l'isolation par l'intérieur peut faire perdre de précieux mètres carrés habitables. Face à ces difficultés, le Sénat vient de créer une commission d'enquête pour évaluer l'efficacité des politiques publiques en matière de rénovation énergétique.
Pour les logements dépendant d'immeubles en copropriété, le gain de performance nécessite souvent des travaux sur des parties communes qu'il est parfois difficile de faire voter. Selon l'usage qu'ils ont de leur bien, occupation ou location, ou selon la situation du bien dans l'immeuble, les copropriétaires n'ont pas forcément le même intérêt à la rénovation. La loi climat et résilience précitée prévoit, certes, l'obligation (progressive en fonction de la taille de la copropriété) de voter un projet de plan pluriannuel des travaux nécessaires, notamment, à la réalisation d'économies d'énergie et à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cependant, seule l'absence de planification des travaux nécessaires à la préservation de la santé et de la sécurité des occupants est sanctionnée par une intervention de l'autorité administrative. Depuis quelques années, des acteurs du secteur immobilier plaident pour une modification des règles d'administration des copropriétés, pour permettre une sauvegarde plus efficace des intérêts de la collectivité des copropriétaires. D'autres considèrent que c'est le droit de propriété lui-même qui, de manière plus générale, devrait être réformé pour permettre d'atteindre dans les temps les objectifs climatiques. Devant les juridictions, le droit de propriété individuelle se retrouve en tension face à de nouveaux enjeux de protection de l'intérêt général.
Comment concilier transition énergétique, préservation de la biodiversité et intérêts particuliers ?
Les objectifs climatiques impliquent la construction de nouvelles infrastructures de production d'énergie décarbonée tels les parcs d'aérogénérateurs (les "éoliennes"). La filière se plaint, toutefois, des nombreux recours en justice qui entraveraient le développement de l'éolien. Ces obstacles judiciaires expliqueraient en partie le retard de la France dans ce domaine comparativement à l'Allemagne ou au Royaume-Uni. Même si cette explication est sans doute à relativiser, il est vrai que l'implantation de nouveaux parcs éoliens ne se fait pas sans encombre. Les éoliennes suscitent une fréquente hostilité des riverains. La loi n° 2023-175 du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables entend faciliter et accélérer les projets d'implantation. La Cour de cassation a déjà jugé, pour sa part, que la dépréciation d'un bien immobilier causée par le voisinage d'un générateur pouvait constituer un inconvénient normal du voisinage, compte tenu de l'intérêt public poursuivi (3e Civ., 17 septembre 2020, pourvoi n° 19-16.937).
Un autre contentieux délicat concerne le respect des normes environnementales par les aérogénérateurs : leurs pales peuvent s'avérer particulièrement meurtrières pour les oiseaux, notamment lorsque leur implantation dans des couloirs de migration ou des zones abritant des espèces rares a été validée. Par une décision récente, la Cour de cassation a jugé que l'infraction de destruction d'oiseaux protégés (en l'espèce des faucons crécerellettes) pouvait s'appliquer à la destruction accidentelle par des éoliennes autorisées (3e Civ., 30 novembre 2022, pourvoi n° 21-16.404, publié au Bulletin). Par une autre, elle a décidé que des associations de protection de l'environnement pouvaient se fonder sur l'annulation du permis de construire pour insuffisance de l'étude d'impact relative à la présence d'aigles royaux pour demander la démolition d'un parc éolien, en application de l'article L. 480-13 du code de l'urbanisme (3e Civ., 11 janvier 2023, pourvoi n°21-19.778, publié au Bulletin).
On voit, à l'occasion de ces décisions, que la préservation de l'environnement produit des impératifs qui peuvent parfois entrer en contradiction : réduction des émissions de gaz à effet de serre contre préservation de la biodiversité.
Compte tenu des enjeux du dérèglement climatique, le juge doit sans doute repenser son office. Il a, en effet, un grand rôle à jouer dans l'accompagnement de la transition énergétique, en donnant une portée effective aux règles édictées pour la conduire. Il sera amené à trouver de nouveaux équilibres entre la protection de certains droits fondamentaux, comme le droit de propriété, et la préservation de l'intérêt commun. C'est pour aider les juges du fond à accomplir leur office que la troisième chambre civile a choisi de placer l'environnement au cœur de ses réflexions et sa communication.
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